Tout a démarré par hasard un dimanche d’août 1989. C’était la « vogue » à Laurac, mais l’après-midi je travaillais dans la maison de mes grandsparents qui jouxte l’église. Des amis de la Drôme passant par là sont venus me dire bonjour. Après avoir stoppé le chantier, nous sommes partis pour boire un verre à la vogue. Mais, après avoir fait cent mètres, arrivés au carrefour au lieu de virer à gauche pour descendre à Laurac, j’ai donné un coup de volant à droite en proposant de faire d’abord un crochet par Sanilhac-Brison d’où l’on a une très belle vue.
Ce qu'il restait de la tour en 1989... |
Sacré coup de volant ! Vingt-trois ans après, il me poursuit
encore…
Depuis plusieurs
années, je
n’étais pas venu à Brison. Arrivé
là-haut, j’ai
constaté que la
tour était de
plus en plus
délabrée, puis
qu’elle était
même à l’extrême
bord de la
ruine totale.
L’angle nord-ouest
dressant
un bras vers le
ciel était aussi
photogénique
que dangereux.
L’arête défiait le
fil à plomb et
ses tonnes de pierres étaient prêtes à basculer... Sur la
face sud, à l’emplacement de la porte, il ne
restait plus qu’une brèche. La base de la
tour n’était donc plus ceinturée. De ce fait,
tout le pan oriental du mur sud était en
train de basculer dans cette direction. Cette
masse de pierres tirait si fort que le mur
oriental, malgré ses 1,70 m d’épaisseur,
s’était complètement ouvert près de l’axe
de la meurtrière. Cette fente de 10 cm de
large traversait ce mur et on voit toujours
sa trace à l’extérieur. Suite à cet écartement,
la clé de voûte de la meurtrière glissait et
ne tenait plus que par une dizaine de centimètres.
C’est ce qui m’a fait réagir… En
effet, le basculement ne pouvait que continuer
et la fente s’élargir. Avec deux centimètres
de plus, la clé de voûte allait tomber.
Ensuite, le reste de la meurtrière serait
parti comme un château de cartes. Le peu
qui restait de la tour était déjà dans un état
lamentable, mais si cet élément s’effondrait,
tout allait disparaître. Aujourd’hui, les
derniers vestiges de la tour ne seraient plus qu’un tas de
pierres et même la fameuse légende du diable de Brison,
remontant aux croisades, n’aurait plus de raison d’être.
On pouvait dire que « presque dix siècles d’histoire ne
tenaient plus qu’à dix centimètres de prise d’une seule
pierre. »
La clé de voûte dont la chute aurait entraîné l'effrondrement de l'ensemble |
Un constat s’imposait, il fallait réagir. Vu l’urgence et l’ampleur des travaux de consolidation à réaliser, il fallait agir vite et fort. Mais, comment s’y prendre en n’étant ni historien, ni banquier, ni habitant de Sanilhac ? Heureusement que le collège technique, les chantiers paternels chaque été, puis l’énergie atomique mènent à tout !
De retour le soir à la vogue, puis durant les semaines
suivantes, je me suis renseigné partout.
Jean Tourrel m’a indiqué qu’il collectionnait les cartes
postales anciennes concernant Brison. Cela a représenté
la seule référence pour reconstituer certaines parties qui
existaient encore vers 1900, où la dégradation était déjà
importante, suite à trois siècles d’abandon. En effet, après
la fin des guerres de Religion, cette forteresse stratégique
(800 mètres d’altitude), avec ses trois tours et son
enceinte, ne présentait plus d’intérêt.
M. Pierre Exbrayat a écrit l’histoire de cet ouvrage
guerrier qui pouvait communiquer avec les tours de
Montréal, de Fanjau à Largentière et peut-être de Mirabel.
Nous avons pris contact avec M. Chalbos, maire de
Sanilhac, qui a réagi favorablement. La commune pouvait
jouer un rôle important, vu que ce plateau rocheux et la
tour étaient propriété communale depuis une dizaine
d’années. Vu les dangers qu’elle présentait, l’ancien
propriétaire l’avait cédée pour un prix symbolique. Cet
achat avait été voté de justesse (6 voix contre 5), grâce
entre autres à M. Balazuc, sensible à l’aspect patrimoine.
Les objections étaient compréhensibles car, à l’époque, le
patrimoine était peu considéré. De
plus, pour une commune pauvre,
acheter un ouvrage dangereux qui
n’était d’aucun rapport et a priori
inutilisable n’allait pas de soi.
Heureusement, l’achat a été conclu.
Sans cela, il n’y aurait eu aucune
possibilité d’obtention d’argent
public pour un bien privé.
Pour avancer, il fallait créer une
structure (association) pour marcher
main dans la main avec la
municipalité. L’association étant
bien pourvue en techniciens (M.
Jack Pical, etc.) pouvait alors jouer
le rôle de bureau d’études pour
cette opération complexe. C’est ce
qui a été fait… et qui continue
comme au premier jour.
Visite de la Sauvegarde en octobre 2000. De gauche à droite, R. Brugère, P. Exbrayat, G. Delubac et R. Olivier. |
Si la tour est implantée à Sanilhac,
son rayonnement concerne tout le
canton et au-delà.
Pour mobiliser les bonnes volontés, M. Chabanel, ancien
maire de Laurac et conseiller général a publié l’article
choc « Brison ne doit pas mourir » dans Le Dauphiné
libéré. En nous inspirant des statuts de l’association
drômoise « Allan, pierres et mémoires » qui reconstruit le
vieux village et avec l’appui de la sous-préfecture, nous
avons rédigé les nôtres. Fin 1989 l’association était créée.
Il faut rappeler, entre autres, le rôle important joué par
M. Jack Pical dans cette véritable aventure, parfois
mouvementée. Cet enfant de Sanilhac, ingénieur « Gadz’Arts » jouait déjà à Brison en 1914… Plus tard,
celui-ci s’est beaucoup intéressé à l’histoire et au
patrimoine local. C’est avec un grand enthousiasme que
75 ans plus tard M. Pical a participé activement au projet.
Que de soirées passées sur la géométrie des divers
planchers, des pentes, des enchaînements d’escaliers, etc.
En 1994, les escaliers intérieurs n’étaient pas réalisés. On
grimpait encore par des échelles, mais nous étions tous
au sommet de la tour auprès de M. Pical pour arroser là-haut
ses 90 ans.
Entre temps et lors de la formation du bureau, j’avais
découvert l’existence de la Sauvegarde, puis fait
connaissance de M. Exbrayat et du colonel Cellier de
Largentière. M. Cellier connaissait bien Brison depuis son
enfance et était secrétaire de la Société de Sauvegarde. Il
a tout de suite approuvé notre projet de
consolidation de la base afin d’empêcher
cet édifice emblématique (dit parfois « le
phare de la Basse-Ardèche ») de disparaître.
En effet, au départ, il s’agissait dans
l’urgence de consolider la base puis, si
possible, de reconstituer une petite partie.
Pour atteindre cet objectif, la commune aaccepté de mettre 50 000 F (7 622 €) au
budget de 1990 ; cela représentait une
somme importante pour un village de 300
habitants.
M. Cellier a défendu notre dossier avec
succès auprès de la Sauvegarde. Son
président, le général de Pampelonne et le
conseil d’administration ont accepté de
nous soutenir au maximum possible, soit
50 000 francs. Ainsi, en doublant la mise, le
premier chantier (entreprise Pierre
Mouraret) de 100 000 francs a permis de
combler la grande brèche du mur ouest, de reprendre le
mur est comportant la fente avec armature métallique et
réfection du parement intérieur. Enfin, la reconstitution
de la porte sud a permis de ceinturer et stabiliser la base.
Après ces travaux, l’ouvrage était renforcé et
métamorphosé. Ce qui hier n’était que ruine et instabilité
était devenu une base de hauteur limitée, mais très saine.
La Sauvegarde a alors organisé une sortie-visite à Brison
et chacun a pu constater le résultat spectaculaire de ce
soutien.
Mise en place de la toiture |
En 1991, le SDIS 07 (Service départemental d’incendie et de secours) et la DDAF (Direction départementale de l’agriculture et de la forêt) souhaitaient améliorer la surveillance incendie des forêts dans notre zone. Jusqu’alors, en juillet-août, les guetteurs logeaient dans une caravane et faisaient des rondes autour du plateau rocheux. Cela était peu efficace. Le SDIS souhaitait réaliser une tour de vigie fonctionnelle. Cela pouvait être du type mirador (comme à Vals-Sainte-Marguerite) ou bâtiment plus Velux (comme au Serre de Barre-Les Vans).
Plutôt que de construire un ouvrage inconfortable et
inesthétique (mirador) ou peu efficace (Velux), il était
plus logique d’envisager un projet commun à partir de la
tour, projet consistant à poursuivre la reconstruction de la
tour en y intégrant un poste de vigie. Cela en vue de
répondre au double objectif de réhabilitation du
patrimoine et de réalisation d’une vigie fonctionnelle.
Au Conseil général, M. André Monteil a défendu une
certaine majoration de l’enveloppe initiale afin de
satisfaire ces deux conditions. Cela représentait un apport
d’environ 500 000 F. Le principe du projet commun a été
admis par les divers partenaires (SDIS, DDA, Conseil
général, préfecture, municipalité, etc. et bien sûr
l’association). Pour l’association, c’était là une occasion
exceptionnelle pour permettre de reconstruire, au moins
partiellement, cette tour. Mais pour concrétiser les choses,
il restait à élaborer un projet répondant bien à tous les
objectifs. A priori, c’était faisable, sachant qu’à huit siècles
d’intervalle cette tour pouvait retrouver sa mission
initiale. Du xiie au xvie siècle, elle
permettait de guetter l’arrivée d’un
ennemi : bandits attaquant les
mines de Largentière, catholiques
surveillant les protestants… ou
inversement. En 1991, il s’agissait
de guetter les départs de feu qui,
eux, se camouflent moins.
Globalement, on retrouvait donc le
même objectif.
Visite des services d'incendie - juin 2004 |
Pour avancer ce projet, le SDIS
(capitaine Soubrillard) nous a
précisé le cahier des charges
permettant de répondre à ses
besoins. Ceux-ci tenaient en deux
points principaux :
- Visibilité à 360° analogue à celle
d’une tour de contrôle aérien. Avec
le poste de vigie totalement vitré,
placé au niveau 12 mètres, nous
avons répondu à cette condition
essentielle.
- Habitabilité : avec la vaste salle de repos (couchage,
cuisine) de 20 m², au niveau 9 mètres, nous avons
satisfait ce besoin.
De plus, il fallait prévoir une toiture au-dessus du poste
de vigie, cela pour qu’en juillet-août les guetteurs soient
protégés du soleil. Pour cette raison, nous avons réalisé
un toit à quatre pentes reposant sur poteaux, un type « calabert » à la fois efficace et
plausible à l’époque.
Pour ce qui concerne l’association,
ainsi que la Sauvegarde, la
commune, etc., il s’agissait de
remonter la tour en respectant
l’architecture d’origine. Cela
impliquait nécessairement de
reconstruire les parements
extérieurs en pierre de grès.
Trouver assez de pierres de nature
et de taille convenables n’a pas été
facile. Malgré ces difficultés, nous
avons tenu aussi à réaliser tous les
parements intérieurs en pierre de
qualité.
On ignore la hauteur initiale de
cette tour au xiie siècle. Vers 1900
(premières cartes postales), elleétait déjà très dégradée et le pan de
mur le plus haut atteignait 12
mètres, par rapport au seuil
d’entrée. Nous avons reconstruit la
tour à cette hauteur et elle se
décompose en cinq niveaux. Pour les parties
reconstruites, nous avons décalé les parements intérieurs à chaque niveau, ceci afin d’augmenter les surfaces des
planchers et de laisser place à des escaliers. Ainsi on
passe de 8 m² au niveau bas (-3m, machinerie) à 24 m²
sur la dalle à +11 m du poste de vigie.
Logement des guetteurs saisonniers |
Ce projet global a été entériné par tous les partenaires et
les travaux communs avec le SDIS ont pu démarrer en
1992. Les murs ont été reconstruits et en juin 1993 la tour
a pu être coiffée de façon spectaculaire par un camion-grue
qui a hissé en bloc la charpente et la toiture
assemblées au sol par M. Mialon, compagnon du Tour de
France.
La vigie devenait opérationnelle
pour les guetteurs, mais beaucoup
de travaux de second œuvre
(plancher définitif, divers escaliers,
etc.) se sont poursuivis les années
suivantes. L’accès à la porte
d’entrée restait encore précaire. En
1997, nous avons entrepris de
dégager quelques éboulis afin
d’implanter un escalier au sud de la
tour. Nous avons alors eu la
surprise de mettre au jour une
citerne (environ 3 m3) creusée dans
le rocher et entourée de murs de
protection. Cela changeait tout…
L’année suivante, nous avons
reconstruit les parties de murs
disparues, ainsi que la voûte de
protection de cette réserve d’eau.
Par la suite, nous avons conçu un
escalier adapté à cette nouvelle configuration, avant de le
réaliser en pierre de grès. On pense qu’à l’origine, pour
favoriser la défense, il devait y avoir une simple échelle
d’accès à retirer en cas de conflit.
Depuis les années 2000, nos travaux portent
principalement sur l’aménagement du site. Celui-ci
comportait trois tours, la tour sud
aujourd’hui reconstruite, la tour nord dont il
restait la base (rénovation en cours) et la
tour est dont on ne voit plus la trace…
Au milieu du xviiie siècle, le « château neuf »
(aujourd’hui en ruine) a été construit à
proximité. Depuis un ou deux siècles, le site
guerrier de Brison était à l’abandon. Il a dû
alors être utilisé comme carrière de
pierres…
Nos derniers travaux ont porté sur quelques
reconstructions de remparts, sur la réfection
totale de la calade d’accès, puis sur la
rénovation, toujours en cours, des quatre
côtés de la base de la tour nord.
La commune et l’association n’ont pas les
moyens de tout financer. Nous ne
détaillerons pas ici toutes les démarches
lancées pour obtenir chaque année des
compléments. Rappelons simplement que la
Sauvegarde nous a apporté une deuxième
aide, puis que le premier prix (50 000
francs) au concours du patrimoine
Rhônalpin a été très utile. En 2010, 2011 et
2012, nous avons reçu une subvention (66%) du Sithere
(Président-fondateur J.-C. Flory), dans le cadre du PEP3,
c’est-à-dire Pôle d’Économie du Patrimoine. L’Ardèche
est un département très touristique ; le PEP part du
principe que le patrimoine a des retombées importantes
sur l’économie locale.
Depuis le premier chantier (1990) jusqu’aux récents
travaux (fin 2011), le total des investissements s’élève à
306 000 € en 22 ans.
Robert Brugère
Président-fondateur de l’association des Amis de la Tour de Brison
Mairie - 07110 Sanilhac
*Article paru dans le n° 22 (avril 2012) de « Patrimoine d'Ardèche ».