« Le thème choisi aujourd’hui ne veut pas dire que nous ne nous intéressons plus aux églises romanes, aux lavoirs, aux croix anciennes… » dira notre président Guy Delubac au cours de la journée. Mais cette sortie d’un type nouveau fait suite à celle du 12 avril de l’année dernière où nous nous étions retrouvés sur le site des anciens hauts fourneaux et fonderies de La Voulte-sur-Rhône ; nous avions poursuivi notre journée par la visite de l’ancienne usine de « Bellevue » à Charmes-sur-Rhône, restaurée par Pierre Traversier, architecte, qui a su lui donner une nouvelle vie.
Devant l'ancien moulinage de Vernosc |
Il existe en effet un patrimoine bâti industriel important. Pourquoi ne pas s’y intéresser ? Que faut-il en faire ? Telle était la question posée dans le n° 10 de notre bulletin Patrimoine d'Ardèche.
C’était faire honneur à la ville d’Annonay que de rendre hommage à cette occasion à l’un de ses grands inventeurs Marc Seguin et à ces familles qui pendant des années ont fait vivre la ville et ses environs en créant des industries sur les rivières qui la traversaient.
La Cance prend sa source au col des Baraques, près de Saint-Bonnet-le-Froid à 1014
m d’altitude, elle rejoint le Rhône à Sarras après
avoir parcouru 41,3 km. La vallée de la Cance d’Annonay au
Rhône est d’une beauté peu commune, son lit est étroit,
tracé dans des roches granitiques, l’eau n’est donc pas
calcaire et ne s’infiltre pas. Sa pureté naturelle comme celle
de la Deûme qui la rejoint à Annonay, a permis l’installation
d’industries, moulinages, laine, feutre, tanneries pour la première,
d’industrie du papier, de mégisserie, de parcheminerie et de
mécanique pour la deuxième.
Le rendez-vous était donné à 9h 45 au lieu-dit « le Pont de Moulin sur Cance » sur la commune de Vernosc. Un sentier conduit de la D 270 aux ruines d’anciens moulinages, situés de part et d’autre de la rivière, l’un sur la commune de Quintenas, l’autre sur la commune de Vernosc avec la maison du directeur et la chapelle. Notre pont, en bien mauvais état aujourd’hui, les relie. Il faut préciser que le pont n’aurait pas été construit par Marc Seguin. En 1863, il a 77 ans, il est peu vraisemblable que l’auteur soit l’un des frères Seguin ; par contre, il pourrait être l’œuvre de l’un des membres de la famille Mignot alliée aux Seguin.
« Cependant, il est l’un des derniers - si ce n’est l’unique - à conserver la technique imaginée par Marc Seguin. Il est par là le témoin précieux d’une invention exemplaire par :
(M. Naviglio, étude préalable à la restauration du pont)
Marie-Hélène Reynaud (historienne, auteur de « Marc Seguin, du pont de Tournon… aux premiers chemins de fer », éd. du Vivarais) avait accepté de présenter ce monument en péril. Elle résume ainsi sa conférence :
Dans la seconde moitié du XIXe siècle,
la vallée de la Cance accueille plusieurs moulinages.
Sur la rive de Quintenas, M. Léorat en possède
un dans les années 1860.
Le 19 décembre 1865, par délibération, le conseil municipal
de Vernosc lui octroie une subvention de 300 F pour l’indemniser des
frais de la construction du pont.
Sur la rive de Vernosc, Ferdinand Glaizal, originaire de Vanosc, a construit,
lui aussi un moulinage. Son extension conduira à la construction de
logements, chapelle…
L’usine de Quintenas est victime d’incendies et le travail se concentre
dans les ateliers de Vernosc. Après cessation de toute activité,
le site est petit à petit délaissé.
Le 12 septembre 1973, un premier rapport des Monuments Historiques conclut : « Cet édifice
présente certainement un intérêt historique. Pour le Vivarais,
c’est une relique qu’il serait dommage de voir disparaître.
Mais son classement par les Monuments Historiques posera aussitôt des
problèmes compliqués, d’autant plus que la société propriétaire,
dont l’usine proche est désaffectée, n’entend pas
participer à la restauration ». Cependant de nouvelles interventions
conduisent au classement le 6 avril 1981.
Les ponts suspendus existaient depuis fort longtemps : ponts
de lianes dans les Andes ou en Asie, ponts suspendus à chaînes à partir
du XVIIIe siècle conçus
uniquement pour les piétons.
À partir de 1796, aux États-Unis, sont construits les premiers
ponts suspendus à chaînes de grandes dimensions. Puis, les Anglais
adoptent cette technique. La France a besoin d’améliorer le franchissement
des fleuves, l’économie ardéchoise souffre de plus en plus
de l’absence de ponts sur le Rhône. Marc Seguin, petit-neveu des
frères Montgolfier, va alors entrer en scène.
Dès 1821, aidé de ses frères, il se met au travail pour
trouver un système mieux adapté que les chaînes pour suspendre
les ponts.
Détail d'un câble formé de fils de fer fins, parallèles, non torsadés et ligaturés entre eux. |
Fabricants de drap de feutres pour la papeterie, les Seguin
connaissent les affres du fil qui casse après une brève surtension
liée à un à-coup ou au frottement. Ils ont également
remarqué l’étonnante résistance des
fils de faible diamètre, qu’ils soient de textile
ou de fer. De là à penser que l’on diminue
le risque en multipliant les fils de même diamètre
plutôt que d’utiliser une grosse section, il n’y
a qu’un pas.
Cependant, avant de le franchir, les Seguin se livreront à de multiples
expériences sur les fers.
Dans un premier temps, ils construisent, en 1822, une passerelle derrière
leur usine de Saint-Marc sur la Cance. D’une longueur de 18m, elle a 50cm
de largeur. Des fils de fer très fins (environ 1,2mm de diamètre)
soutiennent le platelage, des pierres l’amarrent au fond de la rivière
afin d’éviter le balancement ; le maire d’Annonay établit
le constat officiel.
Dans leurs ateliers de mécanique et leur laboratoire d’essais, les
Seguin testent les câbles faits de fils de fers fins, parallèles,
non torsadés et ligaturés entre eux. La maîtrise de la charge
de rupture par traction est essentielle. La multiplicité des brins réduit
les risques en cas de rupture de l’un d’eux. L’étude
porte également sur la forme géométrique de la suspension
qui conditionnera la longueur des câbles et la tension maximale. La longueur
des câbles sera réglée grâce au cadre de tension. Les
frères Seguin ont conduit une véritable expérimentation
scientifique, englobant les risques liés à l’oxydation (les
câbles sont enduits d’un vernis à base d’huile de lin).
Le tablier est formé de traverses de 0,1x0,2 m
portées par des suspentes ou cordes verticales. Une
sur trois est plus longue pour la fixation de la contrefiche
en fer forgé renforçant le garde corps. Ces
derniers diminuent également les effets de balancement.
La passerelle comporte 4 câbles (2 en amont et 2 en aval) faits de fil
de fer de 3,4mm de diamètre ligaturés tous les 41 à 60cm
par des fils de 1,2mm. Chaque ligature a de 10,5 à 13cm de large. De
même principe, les suspentes se terminent en boucles. Un double étrier
les maintient au câble supérieur ; l’étrier
est lui aussi ligaturé. Dans les culées, une feuille de fer protège
les câbles et les sépare du glacis de la couvertine.
La volonté des communes de Quintenas, de Vernosc et du Syndicat des trois rivières de restaurer le pont à l’identique sous le contrôle de M. Olivier Naviglio, architecte en chef des monuments historiques, se comprend à plus d’un titre. Construit selon cette technique, il est le seul à subsister. Un devoir de mémoire s’impose, mémoire humaine de la vie locale (cf. le DVD édité par le Syndicat des trois rivières), mémoire d’une technique et mémoire d’un grand inventeur Marc Seguin. M. Naviglio avait pu se libérer, il nous a expliqué tout l’intérêt d’une telle restauration, mais aussi la nécessité de respecter certaines normes de sécurité qui n’existaient pas autrefois.
Située en aval du pont, elle retient notre attention en tant qu’industrie nouvelle utilisant la rivière. Elle a été construite en 1977 et est exploitée par monsieur Claude Girardot depuis 1991. Dans un souci d’intégration dans le paysage, elle est construite en pierres provenant de la carrière voisine du Montbard, son toit est recouvert de tuiles rondes. À l’intérieur, deux turbines Francis, couplées à deux générateurs, transforment l’énergie de la rivière en énergie électrique. La puissance de la centrale est fonction du débit. L’énergie produite peut être vendue à EDF ou tout autre opérateur. Elle peut produire l’énergie de la consommation d’un village comme Vernosc, hors chauffage.
L’installation d’une centrale doit supporter
beaucoup de contraintes, une réglementation est établie
par arrêté préfectoral. Celle-ci est technique
afin de maintenir le débit, le niveau du plan d’eau,
l’entretien du bassin (curage) et environnementale (il
faut respecter la flore et la faune). Pour cela, l’entretien
des berges est fait à la main, sans produits chimiques
pour ne pas polluer ; le propriétaire de la centrale
doit aussi permettre la libre circulation du poisson et éviter
sa pénétration dans les canaux d’amenée
et de fuite.
Quatre autres microcentrales sont construites sur la Cance exploitées
par des propriétaires différents.
Monsieur Denis Plenet, maire de Vernosc, nous reçoit ensuite dans la salle du Fraisse qu’il a aimablement mise à notre disposition pour accueillir la cinquantaine de personnes de notre groupe. Autour de lui, Mme Joëlle de Montgolfier, adjointe, représente le maire de Quintenas, M. Sylvain Desbos, et M. Jean-Pierre Valette représente le Syndicat des 3 rivières dont il est président. Plusieurs descendants ou parents de Marc Seguin assistent à notre journée, intéressés par l’évocation de sa mémoire, les plus directs étant M. Stanislas Seguin, Mme Scheffer-Frachon, M. d’Ambly, M. Paul Mignot… Avant la présentation du DVD « Au fil du pont… une histoire nostalgique et un projet patrimonial », tourné par le Syndicat des 3 rivières, (château de la Lombardière B.P. 8 07430 Davezieux), Michel Faure, ancien président de la société de Sauvegarde et historien, nous rappelle l’histoire de cet inventeur de génie que fut Marc Seguin ; ce sera l’objet d’un article à paraître dans un prochain numéro.
M. Plénet nous offre l’apéritif et le vin du déjeuner, produit du village. Chacun s’installe ensuite pour un pique-nique.
On ne pouvait traiter du patrimoine industriel de la vallée de la Cance sans évoquer d’anciennes industries comme celles de la laine, du feutre et des tanneries. Nous laisserons le papier puisqu’il est installé sur le cours de la Deûme. Toutes ces industries sont liées entre elles et complémentaires.
Pierre Olagne nous explique que son trisaïeul était mégissier en 1850 (un mégissier prépare et blanchit les peaux, cela revient à ôter les poils de la peau). Son fils en 1880 est mégissier à Annonay et gantier à Grenoble, ces deux activités allaient de pair. Son fils Gabriel fonde les laines Olagne en 1890 dans un ancien moulin, propriété Seguin à Lauvergnat. Il s’associe un temps avec M. Barbier mais ils se séparent, ce dernier s’installe alors sur la Deûme. L’activité se développe avec l’arrivée du chemin de fer en 1869, l’achat de la laine s’étend à Mazamet, en Nouvelle Zélande, en Australie. Cela est conforté en 1892 avec l’installation du réseau téléphonique.
En 1934, la maison Olagne achète aux héritiers Blachier l’ensemble de Rochebrune, ancien tissage Verny-Frachon . Ce sont des jeunes filles qui travaillent au lavage de la laine, elles sont encadrées par des religieuses. Roger Olagne, ancien président de la société de Sauvegarde entre dans la maison en 1935. Après la guerre en 1947, Jean puis Bernard Olagne, viennent seconder leur père. Rochebrune se développe. Dans les années 60 l’entreprise produit 2 000 tonnes par an et emploie 100 personnes.
La société achète ses matières premières en France, en Australie, en Nouvelle Zélande. La laine arrive en toison, elle est triée à la main par des jeunes filles formées pendant quatre ou cinq ans. Le travail de nettoyage consiste à enlever la paille, la crotte et les couleurs, puis la laine passe dans un cylindre, on obtient cinq ou six qualités différentes. La laine passe ensuite dans une étireuse puis dans quatre ou cinq bacs de lavage. Elle est rincée à l’eau froide amenée par un canal. Eaux et boues sont stockées du lundi au vendredi et déversées dans la rivière pendant le week-end avec leurs odeurs nauséabondes. Évidemment, ce ne serait plus possible aujourd’hui. Enfin arrive le séchage dans des machines à tambour, puis sur des tapis. La laine est alors aspirée pour être emballée et être expédiée en France, en Belgique, en Allemagne et au Japon. L’activité s’arrête le 31 décembre 1990.
Les bâtiments sont loués puis vendus le 31 mars 2008 à diverses sociétés.
Maurice Binet prend alors la parole pour nous parler de l’industrie du feutre dont il a été le dernier directeur.
Au début du XVIIe siècle, les artisans d’Ambert installèrent à Annonay les premiers moulins à papier. Ces modestes ateliers vont devenir, sous l’impulsion des familles Montgolfier et Johannot, d’importantes manufactures qui produisent des papiers de grande qualité. Les feuilles de papier fabriquées à la main sont obligatoirement pressées entre deux draps de laine ou « porses » achetés sur place. À partir de 1813, les machines à papier exigeant de grandes quantités de feutres, Marc Seguin monte une usine au bord de la Cance, à Saint-Marc. En 1822, il construit une passerelle ; il écrira : « Combien arrive-t-il de fois dans des terrains montagneux, coupés de ravins ou séparés par des rivières rapides, que le manque de communication prive des familles ou des villages entiers d’une partie des jouissances qu’elles pourraient se procurer, on aggrave leurs travaux journaliers en les forçant à de longs et pénibles détours. » Cette passerelle va rester en place quelques années, les causes de sa disparition ne font pas l’unanimité. Le curé Léorat-Léoncel prétend qu’il a été emporté par le vent. Marc Seguin écrit : « il a été démonté tant par les convenances locales que dans la crainte qu’il n’arrivât quelques accidents aux nombreux et imprudents curieux qui le visitaient et le soumettaient journellement à de trop rudes épreuves. » Mais ses centres d’intérêt sont multiples, il se sépare de cette activité accessoire ; c’est un ancêtre de notre conférencier, issu des établissements Johannot qui la rachète. Elle devient la société Binet et produit des feutres pendant 150 ans. L’évolution des techniques fait qu’à partir de 1970, il devient impensable d’avoir une usine au fond d’une vallée, une installation à plat devient plus rationnelle. Pour des raisons fiscales, de concurrence technique avec la Norvège et la Finlande, l’entreprise fermera avec le départ à la retraite de son directeur. Les bâtiments existent toujours au fond de la vallée, faut-il les restaurer ? Maurice Binet est catégorique en donnant une réponse négative, l’outil de travail peut-être, mais le bâtiment est sans intérêt.
Ces deux textes proviennent de l’enregistrement de chacun des intervenants et du livre « Marc Seguin, du pont de Tournon…aux premiers chemins de fer » (Marie-Hélène Reynaud, éd. du Vivarais 1986)
Foulons de tannage |
Christian Michel, sorti de l’école française de tanneries, passe toute sa carrière d’ingénieur, jusqu’en 2000, aux Tanneries d’Annonay. Il en connaît parfaitement l’histoire technologique, économique et humaine. Il nous parle avec passion de cette entreprise qui a su se maintenir à force de volonté et de consensus entre le patronat et les ouvriers.
La transformation des peaux d’animaux en cuirs concernent trois métiers : la tannerie pour les grosses peaux, la mégisserie pour les petites peaux et la parcheminerie. Seule la tannerie s’est installée sur la Cance. Nous nous intéresserons donc à elle et surtout à sa technologie. En effet, autrefois l’eau d’un cours d’eau était nécessaire, maintenant elle est amenée par des conduites. Les peaux doivent tremper très longuement avant d’être travaillées, c’est « le travail de rivière » (environ trois jours). Il permet d’éliminer les souillures et le sang, de redonner à la peau son taux normal d’hydratation qu’elle a perdu durant la conservation. C’est le travail de trempe ou de reverdissage. La peau subit ensuite des opérations d’ « épilage » et de « pélanage » (préparation chimique de la peau). Entre la trempe et l’épilage, les peaux sont « égraminées », c'est-à-dire écharnées dans une machine qui arrache et coupe les chairs.
Coudreuses de pelanage-épilage |
Foulon grillagé pour déplier les peaux brutes avant la mise en trempe |
Puis les peaux sont refendues par sciage dans l’épaisseur, la partie côté chair s’appelle « la croûte », la partie supérieure, côté noble, s’appelle « la fleur ». L’opération de tannage proprement dite consiste à rendre la peau imputrescible, elle se passe en cinq étapes qui durent huit heures et se fait au foulon :
La peau prend une couleur bleue (effet du chrome) c’est le « wet-blue », pendant deux jours. Les peaux vont subir quatre traitements :
Pendant une journée elles vont être traitées en foulon pour donner à la peau sa couleur, sa souplesse, puis après un repos d’une nuit, elles vont être essorées et étirées. Elles seront pré-séchées sous vide. Pendant les trois journées suivantes, elles seront séchées, puis corroyées, c'est-à-dire assouplies. Le finissage demande encore trois à six jours ; elles passeront dans des machines à brillanter ou à satiner, dans des machines à grainer, dans des machines à liéger (donner un beau grain régulier).
C’est enfin la sortie de fabrication, elles seront vendues à la surface, exprimée en dm² et en pieds carrés.
D’après les enregistrements et les notes données par le conférencier
Mireille d'Augustin
Photos : Michel Rouvière