Chabrolières - Façade méridionale |
Le site de Chabrolières se présente aujourd’hui sous la forme d’un ensemble immobilier isolé au fond d’une vallée cévenole, surplombant une prairie environnée de boisements de toutes natures.
Les constructions sont de belle facture en pierre mais, en fait, les bâtiments couvrent deux fonctions bien distinctes : l’ancienne grange monastique, créée au xiie siècle, et une résidence bourgeoise du xixe siècle, investie par une famille de parlementaires ardéchois. Ainsi, le cadastre de Faugères, réalisé en 1809, atteste de la seule présence de la grange cistercienne fortifiée et d’un moulin en contrebas, alors que le cadastre rénové de Planzolles en 1971 fait état des deux immeubles, à savoir la résidence et la grange. Particularité : le terroir de Chabrolières dépendait du mandement et de la communauté de Faugères jusqu’à l’époque napoléonienne, l’empereur, par décret, attribuant cet espace à la commune de Planzolles afin de permettre son agrandissement.
La résidence du xixe siècle se présente désormais sous la forme d’une grosse ferme en deux ailes de deux et trois niveaux – un mas bien proportionné – déployée autour d’une cour fermée. Au nord de celle-ci se trouve un passage qui permet de rejoindre l’ancien espace cistercien. Un second accès avait été aménagé sur la face sud, au xviiie ou xixe siècle, mais le passage par ce portail est aujourd’hui condamné.
Autour de Jean-Pascal Alvéry |
L’espace cistercien – le véritable enjeu patrimonial – n’est en rien un bâtiment religieux. Dès la genèse de son histoire monastique, ce domaine et son centre ont été consacrés à l’économie agraire. Cette grange fortifiée a été édifiée et modifiée selon trois grandes époques à retrouver dans son architecture : un vaste cellier voûté, de très belle facture, du xiie siècle, l’élévation fortifiée du xive siècle et les reconstructions/rénovation des xviie-xviiie siècles, les guerres de Religion ayant finalement épargné les constructions médiévales, malgré la mobilisation de soldats durant une décennie à la fin du xvie siècle.
Mais avant de décrire l’architecture des lieux, sans doute est-il utile de faire une rapide présentation historique. Alors que des lieux voisins à Saint-André-Lachamp, Planzolles et Faugères apparaissent dans la mouvance de l’expansion monastique du xe siècle, à travers des donations aux abbayes de Conques en Rouergue et du Monastier en Velay, Chabrolières demeure dans les ombres de l'Histoire. C’est la famille comtale de Luc en Gévaudan, laquelle disparaît rapidement, qui l’inscrit dans le déploiement de l’esprit cistercien. En effet, en plein milieu du xiie siècle, trois ans après la fondation de l’abbaye Notre-Dame des Chambons sur les hauteurs du Tanargue, Guigon de Luc, « du consentement de sa femme et de ses fils », fait donation au premier abbé de ce monastère « de la terre de Chabrolières, depuis le bois qui s’appelle Bauzon jusqu’au ruisseau appelé de Lambruscher pour y faire des prairies, des vignes et tout ce qu’ils voudront faire et édifier à leur gré, concédant aux moines tout ce qu’il a et tous ses droits dans ladite terre, en date du jeudi-saint » de l’année 1155. Par cet acte fondateur, les moines deviennent aussi seigneurs des lieux. Diverses autres donations se dérouleront, à l’initiative d’autres familles seigneuriales, au cours des décennies qui suivront. Il en résulte un domaine rural centré sur vignes, prairies et châtaigneraies dont les moines resteront en propriété jusqu’à la Révolution. Ce terroir deviendra stratégique au xiiie siècle en même temps que s’impose à proximité la famille de Châteauneuf/Joyeuse, avec concession de droits seigneuriaux et surtout itinéraire de transhumance pour les abondants troupeaux ovins de l’abbaye.
Grange de Chabrolières - Côté nord |
En retour, les abbés des Chambons devront négocier en permanence leur autonomie face au seigneur de Joyeuse. Des hommages sont ainsi rendus en 1268 « pour la grange de Chabrolières » et en 1358 pour « l’ensemble du domaine de Chabrolières ». Mais l’acte le plus important sans doute date de 1371, en pleine guerre de Cent Ans. Les moines des Chambons cherchent en effet « aide et protection auprès de noble Louis de Joyeuse ». En contrepartie, celui-ci finance la fortification de la grange cistercienne de Chabrolières, sachant que « le susdit abbé et couvent des Chambons tiendront dudit seigneur de Joyeuse en fief franc et honorable le fief et arrière-fief et ressort dudit château fort et sa justice et sa juridiction avec son terroir et la justice aussi du mas de Lambruschier et du Roure situés proche ledit château de Chabrolières… ».
Antérieurement, la grange a été développée principalement sous la forme d’un cellier de dimension remarquable avec, en appareillage très régulier, une voûte monumentale en arc brisé soutenue à mi-longueur par un arc doubleau reposant sur deux culots enchâssés en saillie dans la construction unique. Ce cellier est sans aucun doute le seul vestige architectural du xiie siècle, avec une porte en ogive, mais il vaut à lui seul la visite.
L’acte précédemment cité indique la seconde grande étape de construction, celle d’un château fort à la fin du xive siècle. Là, les élévations architecturales de cette époque sont parfaitement lisibles avec, au nord, une tour élevée sur trois niveaux au moins (le sommet a fait l’objet d’une réduction ultérieure), ponctuée de meurtrières en son sommet. Les façades du cellier sont reprises à cette occasion permettant le percement de deux fenêtres jumelées, à baies étroites, sur la face sud. Les mêmes ouvertures jumelées sont d’ailleurs reproduites à l’étage noble, mais elles ont été ultérieurement remplacées par deux fenêtres décentrées à baies rectangulaires surmontées de larmier. Mais surtout, la façade est a conservé toutes ses caractéristiques du xive siècle : bossages de diverses formes (rectangle, carré, losange, cercle…) et marques de tâcherons (lettres P & v notamment) tant dans les soubassements des murs que sur les contreforts, sans oublier les vestiges d’un chemin de ronde avec corbeaux enchâssés dans le rajout d’un niveau au xviie siècle (a priori consacré à la sériciculture). Enfin, ces fortifications ont été finalisées par des tourelles en face sud faisant pendant à la tour-donjon de la face nord. Au milieu du xve siècle, en 1438, un acte témoigne du parfait achèvement de cette étape, le seigneur de Joyeuse tentant de saisir une partie des droits de justice « de tout le fait de Chabrolières qui était autrefois grange et à présent château fort… ». Durant les guerres de Religion, ce château fut au moins à trois reprises siège d’une petite garnison (de 1575 à 1587, le château voisin de Faugères étant pris par les protestants en 1574).
Pignon oriental |
On évoque ainsi une « montre de 20 hommes de guerre chargé de garder les châteaux de Faugères, Brès et Chabrolières » en 1575 ! De fait, les éléments les plus fragiles de ces fortifications seront démantelés en 1793 sur ordre du directoire du Tanargue et de la municipalité de Planzolles. Les consignes étaient de « décapiter les tours et enlever les insignes seigneuriaux » afin d’éliminer « les marques de royauté seigneuriale du château de Chabrolières ».
Auparavant, ce château de « domaine noble » a fait l’objet de travaux en 1631 et, dans une moindre mesure, en 1753 après une attaque en règle des habitants de Lablachère qui n’appréciaient pas que le prieur des Chambons ait saisi les bêtes pâturant dans les bois de Bauzon. Le notaire qui rend compte parle surtout des « papiers et divers objets rangés dans une garde-robe » qui ont été enlevés… Sans doute est-ce à cette époque moderne que les murs sur chemin de ronde sont relevés pour être mis à hauteur de la tour-donjon, créant un troisième niveau complet. À cette occasion d’ailleurs, une fenêtre romane trilobée, dont l’embrasure accueille deux coussièges, a sans doute été récupérée dans la chapelle pour se retrouver près du sommet du mur pignon sud, en un endroit quasi inaccessible…
En évoquant une chapelle – érigée au premier niveau de la tour-donjon – nous abordons des éléments de résonance plus religieuse, afin de permettre aux frères convers de prime époque ou au prieur à l’époque moderne de ne pas oublier leur état. Un texte du début du xve siècle nous plonge d’ailleurs dans une certaine perplexité. Le testament d’un chanoine, Pons de Sampzon, évoque la réédification d’un cloître brûlé dans le périmètre relevant de la prêtrise de Saint-André-Lachamp, dont il fut titulaire, confirmant par ailleurs un legs pie pour l’abbaye des Chambons. Est-ce à Chabrolières qu’il y aurait lieu de situer ce cloître médiéval ? Peut-être… En ce cas, la cour intérieure fortifiée correspondrait assez nettement à une implantation de ce type avec la fontaine – un lavabo monastique ? – située au centre de la potentielle galerie nord de cet espace clos. La ferme-résidence du xixe siècle aurait alors utilisé les vestiges de la clôture ouest comme base de construction. L’absence de données archéologiques ne permet pas toutefois de confirmer cette hypothèse…
J.-P. Alvery