Cette journée du 12 avril était exceptionnellement placée sous les auspices industriels du XIXe siècle. Période économique particulièrement faste en Ardèche, ce siècle nous a laissé de nombreuses grosses et belles demeures, mais aussi de remarquables bâtiments, usines de l’époque, en belle pierre de pays. C’est ce patrimoine industriel que nous avons eu le plaisir de découvrir à Charmes, l’après-midi : un lieu qu’un architecte passionné fait revivre en conjuguant, en parfaite harmonie, respect de l’environnement, nature, matériaux anciens, machineries d’antan et technologie d’aujourd’hui.
Le village de Charmes vu depuis « Bellevue ». |
Le vieux village de Charmes-sur-Rhône s’étage sur le
flanc d’une petite colline rocheuse, au-dessus de la vallée
du Rhône. De cette même colline descend une rivière tumultueuse,
l’Embroye, le long de laquelle on trouve cinq moulins : celui
de la Cime, le moulin du Milieu et le moulin des Roches, puis celui
du Bas et enfin celui du Pied situé après le pont et qui,
en son temps, servait de péage au seigneur de Charmes. Ces moulins
ont eu diverses utilités : pour l’huile,
le blé et aussi pour y battre les draps de laine.
Autour de ces ouvrages,
des moulinages ont été construits.
La spécificité de ces usines était la torsion du fil
de soie, procédé qui conférait une grande robustesse à ces
fils. M. Isaac Marmet, ayant fait fortune dans la soie, fit construire
un de ces moulinages dans les années 1852-1856. En 1879, à la
suite de la crise de la sériciculture, il s’exila en Algérie
avec sa famille.
Connu aujourd’hui sous le nom d’usine « Bellevue »,
cet énorme et magnifique bâtiment, très rectiligne,
surplombe la vallée du Rhône et domine le vieux village. La
construction est en granit rougeâtre, les linteaux sont en grès
de Planès (carrière située sur la commune de Gilhac
et Bruzac). Ce fut autrefois une filature en plus d’un moulinage.
Son architecture, spécifique des bâtiments industriels du XIXe siècle,
utilise avec science et avantage un très fort dénivelé qui
conduit en contrebas à la rivière, dont le courant actionnait
les divers mécanismes des machines.
M. Traversier accueille notre groupe devant le bâtiment de Bellevue |
M. Pierre Traversier |
Afin de disposer des droits d’eau pour le fonctionnement de son moulinage, Isaac Marmet acquit le moulin des Roches, daté du XVIe siècle, situé en aval sur la rive gauche de l’Embroye, et le moulin du Milieu, construit au XVIIIe siècle en amont rive droite.
L'imposant bâtiment de quatre étages |
Le bief |
Aujourd’hui subsistent encore ces bâtiments,
ainsi que le bief. Ce dernier, qui s’étend de la prise d’eau
allant du barrage, en dessous du moulin de la Cime, jusqu’au moulin
du Milieu, est en parfait état. À partir du bief, des aqueducs
canalisent l’énergie du cours d’eau. À la prise
d’eau
du barrage se trouve un dessableur très ingénieux.
Toutefois,
pour pallier l’insuffisance d’eau, en période
de sécheresse, un moteur à gaz pauvre, fonctionnant à la
poussière de charbon, évacuait ses rejets par la grande cheminée
de brique qui domine encore le site. Plus tard, une turbine installée
en contrebas de l’usine, dans une grotte entre les deux moulins, a
fourni l’énergie mécanique nécessaire. Aujourd’hui, à partir
de cette ingénieuse et vieille
installation hydraulique, une microcentrale hydroélectrique est en
cours de réalisation. Elle produira son premier kWh à l’automne
2008.
Le bief |
Grande salle du rez-de-chaussée de l'ancien moulinage |
Le bâtiment principal comporte quatre niveaux d’environ 400
m² chacun. La surface totale construite avoisine les 3 000 m².
Au rez-de-chaussée (niveau un peu en contrebas
de la rivière)
une immense salle voûtée de 40 mètres de longueur, 10
mètres de largeur et 8 mètres de hauteur accueillait les machines
du moulinage. Ce volume très imposant permettait l’installation
d’une tribune sur toute la longueur de la salle afin d’accéder
aux machines.
Le premier étage était occupé par
la filature. Entre le rez-de-chaussée et le premier étage subsiste
encore le balcon en avancée au-dessus de la salle, à partir duquel
le contremaître surveillait le travail.
Le second étage constituait
les appartements de la famille de l’industriel. Cet étage s’ouvre à la
fois sur la cour, entrée principale du site, sur le jardin et sur
une magnifique terrasse qui surplombe le Rhône et sa plaine. Cette
terrasse se termine par un ravissant bâtiment de briques formant kiosque.
Le troisième étageétait
réservé aux dortoirs des ouvrières jusqu’en 1933.
En 2001, Pierre Traversier, séduit par le site et son potentiel, acheta Bellevue. Il a ainsi regroupé ses deux agences d’architecture de Tournon et de Valence, et aménagé également deux immenses salles d’expositions. Tout en respectant les bâtiments industriels du XIXe siècle, il mène une restauration des plus contemporaines, utilisant les matériaux les plus écologiques possible.
La grande citerne |
Mme Traversier présente l'intérieur de Bellevue |
Pour chauffer les locaux, par exemple,
il utilise l’eau de la rivière
(dont la température peut descendre à 4° C l’hiver)
pour actionner une pompe à chaleur. Aux premier et troisième étages,
ce chauffage basse température est vertical (chauffant les murs)
au lieu d’être placé horizontalement au sol. Compte tenu
de l’épaisseur des murs (de 0,70 à 2,30 m selon les
niveaux) l’isolation thermique est assurée à l’intérieur
par une couche de roseaux sur lesquels sont fixés les tuyaux du chauffage
où circule l’eau à basse température. Le tout
est recouvert d’un torchis, enduit composé d’une terre
rouge mêlée de paille.
L’intérieur du deuxième étage
est traité avec
des enduits cirés d’un ton naturel, mais le chauffage, toujours
par système de pompe à chaleur, est posé au sol sous
des plaques d’acier composant un dallage très contemporain.
Les sols sont traités en bois, en béton peint et même
en métal. Les huisseries ont été remplacées à l’identique,
fer ou châtaignier. Les matériaux sont toujours laissés à l’état
brut. Au temps est confié le soin de les patiner ou de les rouiller.
On trouve ici et là des escaliers tantôt
en pierre, tantôt
en fer ou en bois. Les formes choisies sont rarement communes.
Dans la salle qui sert à ce jour de salle d’expositions, trône
un modèle
contemporain, hélicoïdal, en hêtre dont la trémie
dépasse 3,30 m de diamètre.
Les fermes de la charpente sont
en parfait état. Seule la couverture
a été refaite. Les corniches de pierre qui abritaient les
chenaux et qui étaient
fort abîmées ont été moulées puis remplacées
par des corniches de stuc, long travail d’un compagnon staffeur.
En
reliant par une verrière le bâtiment de l’énorme
citerne semi-souterraine, (volume de 270 m3 pour
une longueur de 30 m) à la
bâtisse principale, Pierre Traversier a constitué, simplement,
un magnifique et très accueillant jardin d’hiver. Le rez-de-chaussée
où se trouvaient les machines du moulinage
demeure pour l’instant dans son intégrité.
Côté cour,
une autre verrière aux montants en fer
brut avance au-dessus de la paroi escarpée qui domine la rivière
et prolonge ainsi la maison du gardien par une salle à manger où déjeune
le personnel de l’agence d’architecture. Pierre et Simone Traversier
apprécient d’y accueillir leurs propres invités.
C’est précisément sous cette verrière que les visiteurs de la Sauvegarde ont été très cordialement invités à prendre un rafraîchissement après la découverte de l’imposant domaine. Nous remercions vivement nos hôtes pour cette très intéressante visite et pour leur chaleureux accueil.
Jocelyne Fournet-Fayard
(d'après des notes communiquées par le cabinet Traversier)