Selon la sympathique tradition qui réunit chaque premier jeudi d’août l’Amicale des Ardéchois à Paris et la Sauvegarde, nous étions 150 à converger vers le point de ralliement de cette année, dans l’Ardèche verte et vallonnée, à Boffres, pays des racines de Vincent d’Indy. Arrêtés un instant à Boffres pour chercher leur route, plusieurs d’entre nous ont profité de l’occasion pour aller voir les anciennes fortifications, restaurées avec l’aide de la Sauvegarde, à côté de la vieille église qui domine le village.
Maison forte de Chabret (Cliché Dominique de Brion) |
Rendez-vous avait été donné au château des Faugs, où
nous laissions les voitures, pour rejoindre à pied la
maison forte de Chabret, au terme d’une vivifiante
marche de plus d’un kilomètre à travers un bois de pins
et de fayards majestueux. Chemin faisant, nous avons pu
admirer, grâce à une trouée entre les arbres, l’harmonieux
tableau composé par la demeure de Chabret et le grand
jardin floral et potager qu’elle surplombe.
À notre arrivée, nous étions accueillis par Odile et
Antoine de Pampelonne, sur la pelouse ombragée où le
maître de céans nous présentait le bâtiment d’une élégante simplicité, formé de cinq corps alignés, d’un
pigeonnier et d’une basse-cour, avant de nous conter les
heurs et malheurs, gloires et drames qui ont tissé sa
longue histoire, en soulignant que la maison est dans la
même famille depuis l’origine : huit générations de d’Indy
et cinq de Pampelonne.
Edifié par Isaïe d’Indy en 1589, à côté de constructions
plus anciennes, Chabret fut incendié un siècle plus tard,
au temps des dragonnades, et abandonné pendant trente
ans, puis remis en état en 1714 et ensuite agrandi aux
xviiie et xixe siècles. Vincent d’Indy vint y passer tous les étés de 1864 à 1890, chez sa tante Bibiane d’Indy, épouse
de Victor de Pampelonne. C’est là qu’il composa « le
chant de la cloche », en 1883, et, en 1886, la célèbre « symphonie sur un chant montagnard français », dite « cévenole », dont le thème principal est inspiré du chant
d’un berger qu’il entendit un jour, près de Toulaud, en
montant à pied de Valence à Chabret.
C’est encore dans « ce bon Chabret, où s’est déroulé le plus beau temps de
[sa] jeunesse », qu’il s’éprit de sa cousine, Isabelle de
Pampelonne, et l’épousa, en 1875, dans la belle petite
chapelle que nous avons visitée.
Château des Faugs (Cliché Dominique de Brion) |
De retour aux Faugs, nous étions accueillis par Christophe
d’Indy au pied de l’imposant château construit par son
arrière-grand-père Vincent sur une terre familiale dominant
un panorama grandiose, qui s’étend certains jours jusqu’au
Mont-Blanc. Le musicien s’y installa, avec sa femme et ses
trois enfants, en 1890, année de la mort de César Franck, son
maître et ami.
La grande bâtisse quadrangulaire de trois étages, dont il avait
tracé les plans avec l’architecte valentinois Tracol, est de
style Henri II, alors à la mode. Elle présente de nombreux
décrochements et sa toiture d’ardoise à forte pente est ornée
d’une profusion de cheminées et de chiens assis. C’est sur la
vaste terrasse-belvédère portant le château que nous avons
déjeuné et qu’ensuite Dominique Ribeyre, président de
l’Amicale des Ardéchois à Paris, assisté de Patrice Caillet,
président d’honneur, a remis à quatre bacheliers les bourses
attribuées par l’Amicale.
Après cette cérémonie traditionnelle, Marie-Thérèse de
Truchis de Lays, petite-fille de Vincent d’Indy et très alerte
nonagénaire, émut et captiva notre assemblée avec une évocation vivante et sensible de son grand-père et de
l’influence omniprésente de l’Ardèche sur son œuvre. Elle
nous dit l’éducation exigeante et déterminante qu’il reçut
auprès de sa grand-mère, sa mère étant morte à sa
naissance. Elle nous apprit comment, plus tard, Richard
Wagner, qu’il admirait, l’avait convaincu de se tourner vers
le répertoire populaire, comme le faisaient ou le feraient
Canteloube, Chabrier, Dvorak, Rimsky-Korsakov.
Elle évoqua son cabinet de
travail, au deuxième étage
du château, « où il était
comme un aviateur dans
sa carlingue... affrontant
les rudes orages très
wagnériens toutes fenêtres
ouvertes ». Ce cabinet de
travail que nous n’avons
malheureusement pas pu visiter.
Portrait de Vincent d'Indy par Théo Van Rysselberghe |
Pour terminer cette journée consacrée à Vincent d’Indy, il était bienvenu d’écouter le maître nous parler à travers sa musique. C’est au pied du grand escalier, à l’ombre du château, que nous nous sommes rassemblés pour l’audition du « Poème des Montagnes », œuvre pour piano inspirée par l’amour de Vincent pour Isabelle et pour le Vivarais de leurs ancêtres, « le journal musical d’une journée de tendresse passionnée dans le cadre du pays cévenol », écrit Léon Vallas, biographe de d’Indy. Journal d’un musicien qui aimait répéter ce mot de Berlioz : « l’amour et la musique sont les deux ailes de l’âme ». Cette pièce était interprétée par le pianiste Gilles Saint-Arroman, docteur en musicologie qui a soutenu en 2010 une thèse sur Vincent d’Indy.
Prendre Vincent d’Indy comme sujet d’étude aurait pu
sembler surprenant il y a peu, quand, pendant la
seconde moitié du xxe siècle, sa mémoire a subi une éclipse. Après cette période de purgatoire, nous assistons
aujourd’hui à un retour en faveur, encore timide, de
l’œuvre de notre compatriote, dont la thèse de Gilles
Saint-Arroman est un signe parmi d’autres. C’est le
moment de nous souvenir que le musicien cher au cœur
des Ardéchois est parvenu de son vivant aux plus grands
honneurs. S’il fut promu, au soir de sa vie, grand officier
de la Légion d’Honneur, c’est en raison des grands
mérites que lui reconnaissaient ses contemporains en
tant que compositeur, chef d’orchestre et pédagogue.
Il fut en effet un compositeur prolifique qui aborda tous
les genres : mélodies, chœurs, symphonies, opéras... et
Debussy rendait hommage à son talent d’orchestrateur.
Ses contemporains le considéraient
aussi comme un excellent chef d’orchestre, « le plus grand » même, d’après
Edouard Lalo, et il fut appelé à diriger
des concerts dans toute l’Europe,
Russie comprise, et dans les deux
Amériques.
Par-dessus tout, il fut un pédagogue
passionné, soucieux de renouveler
l’enseignement de la musique, qui
fonda pour cela, en 1886 à Paris, la
Schola Cantorum, école de musique
religieuse et profane s’opposant à l’académisme
du conservatoire. Il la dirigea à partir de 1900 et y donna des
cours jusqu’à sa mort, en 1931, à 80 ans, terrassé par une
crise cardiaque. Parmi ses élèves devenus célèbres on
peut citer Roussel, Satie, Canteloube, Villa-Lobos,
Albeniz. Son talent de pédagogue amena Gabriel Fauré à
lui offrir le poste de professeur de classe d’orchestre au
conservatoire, où il eut aussi des disciples éminents, tels
Arthur Honneger et Darius Milhaud.
Impressionné par « l’influence immense qu’il a laissée
comme éducateur d’art », Guy de Lioncourt écrivait après
sa mort, dans l’Almanach du Pigeonnier, de façon
prémonitoire : « le grand arbre est mort, terrassé par
l’orage ; mais c’était un semeur et là où il n’est plus, nous
pouvons attendre des frondaisons nouvelles ».
Pierre Court
- Au sujet de Vincent d'Indy, voir aussi un texte de Vincent Berthier de Lioncourt.