Le mas, côté nord, avec le porche de la grange restauré |
Cette sortie à Montselgues, nous en rêvions depuis
longtemps et nous voilà une soixantaine à pied d’œuvre.
Après la visite de l’église, commentée avec érudition et un
zeste d’humour par le père Nougier, nous partons à la
découverte du mas de l’Espinas que nous atteignons après
un parcours de près de cinq kilomètres sur une piste
forestière. Après la traversée du plateau aride et
inhospitalier, le mas, posé sur une prairie verdoyante
bordée d’arbres, apparaît comme une oasis de fraîcheur.
Depuis le bord d’une pièce d’eau en cours
d’aménagement, le maître des lieux nous présente son
domaine et nous conte avec passion les étapes de sa
renaissance grâce aux gros travaux effectués depuis son
acquisition en 1974.
Le mas vu depuis depuis l'espace qui a été dégagé au sud. |
À cette époque, le mas, abandonné depuis plusieurs
années, n’était plus guère habitable. Il était le seul
bâtiment encore debout
d’un hameau délaissé
depuis vingt ans, les
autres maisons étant
tombées en ruines, leurs
encadrements
d’ouvertures ayant été
arrachés et vendus ainsi
que les lauzes des
toitures.
Le hameau de L’Espinas
avait compté jusqu’à
92 habitants sous le
Second Empire, soit
autant que la commune de
Montselgues aujourd’hui.
La population communale était alors à son apogée, oscillant de 600 à 800 personnes
entre 1800 et 1861, avant de chuter brutalement au
tournant du siècle, jusqu’à tomber à 69 individus, sous
l’effet d’un exode rural particulièrement sévère et de la
tragique saignée de la Grande Guerre.
Il est intéressant de noter qu’au moment où l’Espinas
reprend vie par la volonté d’un couple, la commune de
Montselgues connaît un frémissement de renouveau avec
une population en hausse et la réouverture de l’école en
1999, après vingt ans de fermeture.
L’étude des murs et des charpentes du mas confirme et
complète l’histoire racontée par les archives. Les parties
les plus anciennes, datant du xve siècle, présentent les
caractéristiques d’une construction seigneuriale fortifiée.
D’ailleurs, une tradition orale en fait la résidence
d’altitude des seigneurs de Longueville. Mais
d’importants travaux, effectués au xviie siècle, ont
transformé la sombre bâtisse en une ferme plus ouverte et
plus aérée.
Les propriétaires actuels poursuivent avec passion la
restauration et l’aménagement des bâtiments et de leur
environnement, avec les conseils de spécialistes, dont fit
partie Michel Carlat, décédé en 2006, historien, grand
connaisseur du bâti rural ardéchois, qui fonda Maisons
Paysannes d’Ardèche et fut administrateur de la
Sauvegarde.
Jamais deux sans trois : la
dernière étape de la
journée fut la visite, sous la
conduite de Colette Véron,
d’un beau petit moulin,
caché en pleine forêt, dans
un dense fouillis végétal
pimenté de ronces, non
loin de l’Espinas, dont il
assura l’approvisionnement
en farine depuis le xve siècle au moins.
Mais revenons au mas de l’Espinas pour une description détaillée, sous la plume de Jean-François Cuttier, de ce lieu qui nous a offert le double plaisir d’une découverte exceptionnelle et d’un accueil particulièrement chaleureux.
Pierre Court
Petit moulin près de l'Espinas
Le mas de l'Espinas, c'est d'abord un site, le plateau sud de Montselgues, quelque chose comme la plage avant s'effilant vers le sud d'un immense navire, dominant de ses 1 000 mètres les deux vallées du Chassezac et de la Borne à l'ouest, de son affluent la Thines à l'est. Le plateau est aujourd'hui largement boisé, mais il reste suffisamment d'horizons découverts pour ressentir cette immensité. C'est ensuite un ensemble de bâtiments serrés dans un repli du plateau au milieu d'un espace à présent dégagé, à l'abri des vents dominants, dont la dimension n'apparaît pas au premier abord tant ils paraissent ramassés sur eux-mêmes. C'est enfin le récit d'une passion, née de la rencontre entre Jean-Luc Michel et son épouse Annick et le mas alors à l'abandon, passion qui a mûri au fil des travaux qu'ils n'ont cessé de réaliser depuis qu'ils l'ont racheté en 1974 et progressivement restauré.
Cour et façade sud du logis, dessin de Michel Carlat. |
Ce 10 juin 2017, nous bénéficions d'un temps idéal pour
atteindre, après quelques kilomètres d'une
piste carrossable si l'on accepte de rouler doucement, le
vaste espace de prairie qui entoure le mas, où nous
sommes chaleureusement accueillis par Annick et Jean-Luc Michel.
Celui-ci nous retrace brièvement l'histoire du mas et du
hameau qui lui est associé, situés autrefois sur les
itinéraires piétons et muletiers directs de Montselgues à
Sainte-Marguerite-la-Figère et de Montselgues à Thines. Le
mas de l'Espinas est cité dès 1275 dans le cartulaire de
l'abbaye des Chambons. On trouve plus de précisions sur
le hameau de l'Espinas dans les Estimes de 1464, où on
dénombre quatre « feux », puis dans le compoix de 1640
(cinq familles)… Le recensement de 1866 dénombre
92 habitants. Mais la subsistance est durement acquise
dans cet environnement : les crises agricoles, puis la
Grande Guerre provoquent le dépeuplement, le hameau
se vide, ses maisons sont délaissées. Édouard Bastide,
descendant d'une famille qui en était
propriétaire depuis 1691, et dernier
occupant du mas, le vend en 1958.
Jean-Luc Michel le découvre en 1964,
il s'écoulera dix ans avant que le
couple ne parvienne à le racheter…
Les bâtiments sont alors à l'abandon
et menacent ruine, bois et
broussailles envahissent tout l'espace
alentour. De premiers travaux,
l'analyse des éléments architecturaux à laquelle contribue notamment
Michel Carlat, conduisent en 1988 au
classement du mas au titre des
Monuments Historiques. Les
incessants travaux entrepris depuis
lui ont progressivement rendu
l'allure qu'il devait avoir il y a
200 ans, si l'on excepte le bétail qui
l'occupait alors avec ses habitants.
Le four accolé à la façade occidentale |
L'ensemble forme un quadrilatère,
les bâtiments s'organisent en U autour d'une cour dont le
dernier côté (donnant sur le sud-sud-est) est seulement
fermé par un mur. Arrivant par le nord, on ne voit alors
que murs aveugles tassés sous les toitures de lauzes, sauf
un porche donnant accès à la grange. La toiture du logis
s'élève au-dessus des autres constructions. La façade est
n'est percée que de simples meurtrières. La toiture basse
et concentrique d'un four déborde de la façade ouest et
abrite du vent du nord l'unique accès à la cour : le porche
ouvre sur une voûte qui s'évase vers la cour intérieure. La
surface de celle-ci est restreinte, réduite par un escalier
s'appuyant sur le mur sud pour accéder à l'étage ouest, et
par la rampe intérieure d'accès à la grange. Le logis,
adossé au nord avec ses ouvertures donnant au midi, est
proche de l'angle nord-ouest ; un escalier intérieur donne
accès à l'étage et au grenier. Le four s'ouvre
immédiatement à l'ouest du logis, deux vastes étables à
l'est de la cour, une troisième plus petite se tient sous
l'avancée de la grange. Le tout paraît très caractéristique
d'une ancienne ferme fortifiée. Jean-Luc Michel nous le
confirme et nous précise qu'une tour occupait autrefois
l'emplacement du four, protégeant le porche d'entrée. Les
parties les plus anciennes datent au moins du xve siècle,
certains éléments d'architecture en témoignent et l'aspect
défensif répond aux nécessités de périodes troublées (fin
de la guerre de Cent Ans, surtout guerres de Religion).
D'importantes transformations ont été effectuées après
1650 : l'inscription 1651 figure au linteau d'un porche
intérieur, la majeure partie des charpentes a pu être datée
de cette période marquée par le retour de la paix
intérieure, propice à des agrandissements ou
aménagements visant à plus de commodités et plus de
lumière.
Notre hôte nous propose un examen plus attentif des
constructions, afin d'en apprécier la qualité, aussi
l'habileté et le savoir-faire des
bâtisseurs.
À l'intérieur de l'étable nord |
La pierre la plus utilisée est le granite, le
grès est aussi employé pour des
angles ou des linteaux. Une partie
des murs est construite en un bel
appareil régulier, mais ce n'est pas
partout le cas. Certaines pierres sont énormes, ainsi celle qui sert d'appui à
la fenêtre d'étage du logis. Les
assemblages sont souvent très
soignés, les trois linteaux des porches
anciens, celui aussi de la
monumentale cheminée de cuisine,
sont remarquables. Ils sont taillés en
arc surbaissé, avec chacun deux
voussoirs latéraux et un claveau,
assemblés à crossettes. Les voussoirs
contribuant à l'équilibre des
poussées et à la cohésion
d'ensemble. On a aussi soigné
l'apparence : certains linteaux et
jambages sont chanfreinés.
L'ouverture nord de la grange,
dotée d'un linteau en bois prêt à
s'effondrer, a été récemment
reprise : un tailleur de pierres,
M. Laurent Antuna, a apporté tout
son art à reconstruire ce porche en
pierre, avec l'aval des Monuments
Historiques, dans le style des autres
porches, avec le même fini.
Les ouvertures plus modestes sont
parfois traitées avec attention :
l'asymétrie donnée à de simples
meurtrières dans l'étable fait ainsi
entrer plus de lumière.
La fenêtre éclairant la cuisine, à
l'aplomb de l'évier, est
intéressante : la trace au linteau d'un meneau disparu,
l'absence d'appui monolithe, l'examen de pièces
retrouvées, montrent qu'elle a été agrandie vers le bas, se
substituant - probablement au xviie siècle - à une toute
petite fenêtre à meneau, inviolable en des temps troublés,
mais qui ne devait guère
donner de lumière.
La cuisine comporte,
outre sa grande
cheminée, un évier en
pierre, une réserve à
grain, des placards et
niches ménagés dans les
murs. Le petit escalier
intérieur en pierre
menant à l'étage est
d'une taille très adaptée
et soignée.
Non loin de la fenêtre
une discrète canonnière
permettait de glisser le
canon d'un fusil pour tirer de la cuisine dans la cour.
Les voûtes en plein cintre des deux étables sont superbes.
Celle de la cuisine est remarquable : la pièce est
rectangulaire, ce qui aurait pu être une simple voûte
d'arêtes donne des arêtes irrégulières, prolongeant des
trompes dissymétriques. Le schéma correspond à
l'intersection de deux demi-cylindres de diamètres
différents croisés en angle droit.
Subtilité invisible, particulièrement intéressante en temps
troublés, un espace a été ménagé en haut de l'escalier
intérieur, dans l'épaisseur nord de la voûte de la grande étable, pouvant permettre à deux personnes de s'y tenir
dissimulées quelque temps.
Les sols sont dallés de pierre ; ce dallage a été repris dans
la cuisine et plus récemment la
grange, de façon très soignée.
La charpente de la grange |
Les toitures sont à deux pentes, elles doivent supporter le poids des lauzes, ces charpentes sont en châtaignier. Particulièrement spectaculaires dans la grange, où elles s'étirent sur plus de 20 mètres avec deux retours, elles s'appuient sur des pieds-droits, eux-même chevillés à la base sur une poutre sablière. Les fermes sont soutenues par des arbalétriers, verrouillées à la clé par des chevilles. L' ensemble conjugue cohésion et souplesse pour mieux supporter la charge. La charpente de la grange a été reprise avant couverture en 2007 / 2008 : seules certaines de ces pièces datant pourtant du xviie siècle ont dû être remplacées.
En lauzes, elles se trouvaient en très mauvais état et ont dû être reprises en 2007. Mais la réalisation, satisfaisante sur le plan esthétique, n'a pas toujours été exemplaire et a nécessité d'en reprendre une partie. Cet aspect des travaux de restauration reste pour Jean-Luc Michel un point délicat, et une préoccupation.
En châtaignier à l'origine, beaucoup étaient très dégradées, certaines disparues. Les principales ont dû être refaites, notamment le grand portail de la cour, et ceux de la grange qu'un menuisier de Montselgues, M. Hervé Rapoport, a reconstruits récemment de toutes pièces : des planches de chêne ont dû être substituées au châtaignier que l'on ne trouve guère dans ces dimensions, la qualité du travail est remarquable.
Jean-François Cuttier
Source bibliographique : www.jeanlucmichel.com/LEspinas