C’est non loin de Saint-Cirgues-en-Montagne, dans un site superbe entouré d’immenses forêts, qu’était implantée l’abbaye cistercienne de Mazan, dont l’église était la plus grande et l’une des plus belles du Vivarais. Il est triste de penser que l'état de ruine dans lequel elle se trouve aujourd'hui est avant tout le résultat d'une action volontaire des hommes.
Les circonstances exactes de la fondation de l'abbaye de Mazan sont mal connues et donnent lieu depuis longtemps à de nombreuses discussions.
Charles Besson et Anne-Marie Michaux1, qui ont refait récemment une analyse critique détaillée des textes connus commencent celle-ci dans ces termes : « Il est bien difficile d'écrire l'histoire de la fondation de l'abbaye de Mazan (et d'en fixer la date) car les sources en sont fort peu nombreuses et au surplus quelque peu discordantes... »
On a notamment beaucoup discuté de la date de cette fondation, 1119 ou 1123 ?
Il semblerait en fait que le processus se soit déroulé en deux temps que, selon les auteurs précédents, on peut résumer ainsi :
- Dans un document dit « charte de fondation »,
l'évêque de Viviers Léger (connu aussi sous le nom de Léodegaire)
indique qu'il a été sollicité par des hommes « poussés
par la crainte de Dieu, qui désiraient obtenir un endroit où ils
pourraient mener une vie solitaire qui leur procurerait le salut
éternel. » Ceci pourrait s'être passé en 1119. L'évêque s'est
alors adressé à un noble et illustre chevalier (dont le nom n'est
pas indiqué dans la charte) et celui-ci a acheté un terrain propice
à la vie religieuse qui s'appelait le Mas d'Adam et l'a remis « à
Dieu et à Saint-Vincent », c'est-à-dire à l'évêque de Viviers,
pour que celui-ci y construise un monastère. Ce qui fut fait, et
l'évêque termine en indiquant qu'il a donné pour abbé à ce nouveau
monastère « notre
fils nommé Pierre Itier, sage et pieux, jadis chanoine de notre église. »
Pour en terminer avec ce premier épisode, il faut noter que Charles
Besson et Anne-Marie Michaux font remarquer qu'il n'est nullement
question de Cîteaux ni de Bonnevaux dans la charte de fondation.
- Dans un deuxième temps, sans doute en 1122, des moines cisterciens seraient venus de l'abbaye de Bonnevaux, située en Dauphiné, près de Vienne, pour s'installer à Mazan, l'abbé étant toujours le même Pierre Itier.
Il faut remarquer que l'hypothèse suivant laquelle la fondation de Mazan se serait déroulée en deux épisodes, en 1119 d'abord avec l'installation de quelques moines sur un domaine offert à l'évêque de Viviers par un seigneur du lieu, en 1122-1123 ensuite avec la venue de moines de Bonnevaux, avait déjà été avancée par plusieurs auteurs, dont notamment le père Jouffre2 et Marie-Odile Lenglet3.
De même que les
circonstances de sa fondation, l'histoire de Mazan au cours des
siècles
est mal connue, beaucoup de documents ayant comme d'habitude
disparu à l'occasion de nombreux pillages, incendies et autres évènements
destructeurs.
L'abbaye connut à ses débuts un essor rapide,
attesté par le fait que très vite elle fonda elle-même quatre
filles, Le Thoronet et Silvanès dès 1136, puis Bonneval en 1147
et Sénanque en 1148. Mazan avait aussi sous son autorité plusieurs
monastères de moniales.
Les dons de terres de la part des grands seigneurs vivarois
sont très nombreux au cours des xiie et xiiie siècles
et les possessions de l'abbaye s'accroissent considérablement. Des « granges »,
c'est-à-dire des domaines agricoles, sont établies dans le Vivarais
méridional, là où la terre est plus fertile et le climat
moins rude que sur la Montagne. C'est par exemple la grange du Cheylard à Aubenas
ou la grange de Berg. On sait que cette dernière, placée en 1284
par l'abbé de Mazan sous la sauvegarde du roi de France, sera pour ce
dernier l'occasion de pénétrer en Vivarais et donnera ensuite naissance à Villeneuve-de-Berg.
Cette période d'expansion, correspondant à ce qu'on a pu appeler « l'âge
d'or des abbayes cisterciennes » (cf. réf. 1) dure
jusque vers le milieu du xiiie siècle. Ceci ne signifie
pas que Mazan soit déjà entrée en déclin, comme on l'a dit quelquefois.
« En 1250 le monastère de Mazan a encore plus de cinq siècles à vivre.
Et si, de toute évidence, le temps de son expansion se trouve alors achevé, sa
décadence n'est pas encore effective, elle ne le sera, nous semble-t-il, qu'à
partir de la fin du xvie siècle. Jusqu'à cette époque
l'abbaye de Mazan continuera à vivre aussi régulièrement que possible, même
si elle va connaître quelques périodes difficiles. » (Ch. Besson
et A.-M. Michaux, loc. cit.)
Les périodes difficiles, effectivement, ne manquèrent pas.
Comme
ailleurs, ce fut d'abord la guerre de Cent Ans, avec son cortège
de pillages par les Grandes Compagnies, ce qui conduisit les moines à élever
des fortifications dont subsistent un fragment de mur d'enceinte et une tour.
Ce furent ensuite les guerres de Religion, les famines causées
par le refroidissement du climat, les épidémies de peste... et
pour couronner le tout, la mise en commende de l'abbaye dès 1469. On
sait en effet qu'un abbé commendataire, au lieu d'être élu
par les moines, est un grand seigneur nommé par le pape, mais en fait
souvent choisi par le roi, personnage qui met rarement
les pieds dans son abbaye, mais est seul habilité à en percevoir
les revenus. Son souci premier n'est évidemment pas le maintien en état
des bâtiments, ni la subsistance des religieux.
Mazan végéta alors assez misérablement jusqu'à la veille de la Révolution. Déjà en 1661, le « verbal de visite » étudié par le père Jouffre4 présente les bâtiments dans un état de décrépitude avancée ; l'abbaye n'abritait plus alors qu'une douzaine de moines.
Ils n'étaient plus que six au moment de la Révolution. Le 13 février 1790, l'Assemblée nationale décréta la suppression des ordres religieux, consacrant ainsi la fin officielle de l'ordre de Cîteaux. Elle avait auparavant décidé que « tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation ». Tous les bâtiments de l'abbaye furent donc vendus comme biens nationaux, mais ne subirent pas de dégradations. Quant aux quelques religieux encore présents à Mazan, ils demandèrent à rentrer dans leur famille.5
Et dans le courant du xixe siècle commence le dépeçage de l'abbaye...
L'abbaye dans les dernières années du XIXe siècle. On voit, de gauche à droite, l'abside centrale et l'absidiole nord, le bras nord du transept et la coupole, la voûte de la nef centale, dont une partie est déjà effondrée et un arc faisant communiquet cette nef avec le bas-côté nord. |
Le collatéral nord, déjà disparu, communiquait avec la nef centrale par des arcs en plein cintre encore existants à l'époque de cette prise de vue. Les deux collatéraux étaient couverts d'un berceau rampant, dont on voit bien la forme dans l'arc de l'ouverture qui faisait communiquer le collatéral nord avec le transept. |
La nef centrale, couverte d'un berceau brisé |
En 1843 on décide d'édifier une nouvelle église
paroissiale pour suppléer l'abbatiale, qui joue ce rôle depuis
la Révolution,
mais qui est jugée trop vaste et trop humide. Le nouveau bâtiment
est élevé à la place de la boulangerie des moines
et, avec l'accord de l'évêque de Viviers, on emprunte des
pierres à l'abbaye pour le construire ! L'exemple étant
ainsi donné, ce sont ensuite les habitants du village qui continuèrent
à l'utiliser comme carrière pour construire leurs propres habitations.
Naturellement, les lauzes de couverture firent partie
des matériaux récupérés et en 1878, A. Mazon pouvait écrire6 :
« La
toiture qui recouvrait la voûte ayant été pillée,
celle-ci présente à l'extérieur l'aspect d'une prairie ou
d'un jardin suspendu. » Et il en décrit ainsi l'intérieur :« Les
dalles disparues sont remplacées par un véritable bourbier où picorent
une légion de poules, où grognent les porcs et dont le plus malheureux
de nos paysans ne voudrait pas pour son habitation. [...] La vieille basilique
de Mazan est aujourd'hui un hangar, moins que cela, une écurie. » Un
peu plus loin, il ajoute : « Le gros de l'édifice, qui
a déjà subi de graves avaries depuis 1859, résistera peut-être
encore un certain temps, grâce à la solidité de sa construction,
mais il est évident qu'à défaut de réparations qu'on
ne fera pas, parce qu'elles représenteraient aujourd'hui une somme trop
considérable, son écroulement n'est plus qu'une question d'années.
Un beau jour, on entendra dire que la voûte est tombée, puis les
piliers, puis les murs. Dans un demi-siècle, on y sèmera des pommes
de terre ou des raves et la pioche du paysan y heurtera le cercueil de quelque
vieil abbé mitré qui se redressera peut-être en lui criant
: Barbare ! »
Mais on n'avait pas fini de s'acharner sur ce malheureux monument, dont la solidité, notée par Mazon, était telle qu'en dépit de tous les avatars subis, les voûtes des nefs et la coupole du transept étaient encore en place au début du xxe siècle. On s'employa donc, en 1905, à poursuivre l'œuvre de destruction en dynamitant la voûte pour des raisons de sécurité dit-on. C'était plus simple que de la consolider...
Les ruines de l'abbatiale et la galerie ouest du cloître heureusement conservée ont été dégagées et consolidées entre 1967 et 1980. Récemment une partie des bâtiments conventuels depuis longtemps transformés en habitation a été dégagée.
Les vestiges ont été classés monument historique en 1946.
C'était la plus vaste et certainement l'une des plus belles du Vivarais. Elle était longue de 52 m et large de 24 m au niveau du transept, d'ailleurs peu saillant. Comme l'explique R. Saint-Jean7, « Afin de résister au rude climat de montagne, tous les parements extérieurs des murs de l'abbaye étaient construits en granit local, tandis que les parements intérieurs, les piliers, les arcs et les voûtes étaient taillés avec précision dans un tuf volcanique rouge et sombre, plus léger et meilleur isolant. [...] »
Longue de quatre travées
voûtées d'un berceau brisé, la nef était flanquée
de collatéraux étroits voûtés d'un berceau rampant qui la
contrebutaient. Une abside et deux absidioles s'ouvraient respectivement
sur la croisée
et les bras du transept. Leur base, circulaire à l'intérieur, était
polygonale à l'extérieur pour la seule abside centrale.
Enfin, la croisée du transept était coiffée d'une
coupole peu élevée.
La façade
occidentale était percée de deux longues baies cintrées à fort ébrasement
intérieur et d'un grand oculus, mais ne comportait pas de portail
d'entrée, remplacé par deux petites portes basses donnant
sur les collatéraux.
Que nous reste-t-il de cet ensemble prestigieux ?
Essentiellement l'abside principale avec ses trois
baies égales, l'absidiole sud, une travée voûtée
du bas-côté sud, les murs nord et sud en partie et la façade
occidentale jusqu'à la base de l'oculus. Les travaux
conduits en 1967-68 ont permis de dégager sur plus de un mètre
de hauteur les bases des larges piliers cruciformes de la nef qui avaient été enfouis
sous une accumulation de pierres et d'alluvions.
Comme dans toutes les
constructions cisterciennes, la décoration était très
sobre, pour ne pas dire inexistante. L'entrée de l'abside et des
absidioles était marquée par des colonnes engagées
aux chapiteaux ornés de simples feuilles lisses, encore visibles.
Quelques culots sculptés ont été conservés
à la base des arcs des collatéraux.
Vue vers l'ouest, avec la travée restante du collatéral sud dont on remarque la voûte en berceau rampant* et le grand arc en plein cintre qui la faisait communiquer avec la nef centrale. |
Vue vers l'est, avec les vestiges de l'abside principale et l'arc de tête de l'absidiole sud. |
*Voûte en berceau rampant : voûte dont les bases ne sont pas à la même hauteur des deux côtés. Cette disposition architecturale permettait aux bas-côtés de contrebuter efficacement la nef centrale.
Galerie occidentale du cloître |
Mutilé et détruit aux trois quarts lorsqu'il fut transformé en cimetière communal, le cloître a été partiellement dégagé et consolidé par Robert Saint-Jean en 1972-1973. Seule la galerie occidentale et le pavillon du lavabo, dans l'angle sud-ouest, ont été conservés.
R. Saint-Jean décrit ainsi cette galerie occidentale : « Voûtée en berceau brisé, elle aligne sur 28 mètres sept arcades géminées qui reposent alternativement sur des piliers carrés et des colonnes jumelées toutes disparues, mais dont des éléments, fûts et chapiteaux, ont été retrouvés au cours des travaux. Construits en granit, ces piliers sont cantonnés de minces colonnettes engagées taillées dans la masse. [...] Leurs petits chapiteaux, pris également dans la masse du pilier, sont ornés de motifs très simples, traités en faible relief : feuilles stylisées, palmettes, oiseaux affrontés, petit masque. »
La voûte de cette galerie est en pierre volcanique. À sa base, faisant contraste avec la pierre volcanique très sombre, court une mince corniche en grès. À l'extrémité de cette aile, le pavillon du lavabo, formant l'angle sud-ouest du cloître, est également conservé. Il est couvert d'une voûte en croisée d'ogives, reposant sur quatre culots sculptés, dont deux sont encore en place, représentant deux des symboles des évangélistes, le taureau et l'ange (ou l'homme).
À l'emplacement de la galerie nord du cloître, complètement détruite, les fouilles pratiquées par R. Saint-Jean en 1972 ont révélé la présence de deux enfeus funéraires, tombeaux des abbés et des seigneurs de la région.
Reste du mur d'enceinte dans lequel s'ouvrait le portail d'entrée du monastère |
Salle voûtée au rez-de-chaussée de l'aile des convers |
À la suite des pillages du xive siècle, l'abbaye dut être en partie reconstruite et les moines obtinrent l'autorisation de la fortifier. De cette époque subsiste une tour carrée et un fragment du mur d'enceinte qui longe le ruisseau de Mazan au sud du monastère.
Lorsqu'on a franchi ce ruissseau, on se trouve sur une place bordée à droite
par des bâtiments dont nous allons parler et à gauche par un
mur soutenant un jardin. Au bas de ce mur, on distingue un arc qui est
celui de l'unique porte d'entrée du monastère, mais qui se
trouve maintenant au ras du sol, celui-ci ayant été exhaussé
pour faciliter l'accès à la nouvelle église.
Contre le mur d'enceinte s'appuyaient les bâtiments d'exploitation,
dans lesquels travaillaient les convers, ateliers, granges, écuries,
boulangerie. La nouvelle église a été construite à la
place de cette dernière, en utilisant une partie de ses murs.
La place actuelle était autrefois une « basse-cour »,
bordée, du côté opposé à l'enceinte, par des
bâtiments qui se prolongeaient jusqu'à l'église conventuelle.
Une partie de ces bâtiments subsiste, occupés par l'ancien presbytère,
par la mairie et, jusqu'à tout récemment, par une habitation particulière.
Celle-ci a maintenant disparu et l'on peut accéder à une longue
salle voûté en arc brisé,
peut-être un cellier, qui faisait partie de l'aile des convers.
Marie et Paul Bousquet
Chapiteaux du cloître
Culots sculptés du lavabo des moines
Vue générale de l'abbaye. (vers 1910-1920). On distingue nettement encore le périmètre occupé autrefois par les bâtiments monastiques. La coupole (sauf un moignon) et les voûtes du transept ont disparu ; celles de la nef et des bas-côtés sont en grande partie effondrées. Les absides sont pourtant encore couvertes. En haut, la grande ferme, autrefois couverte de chaume, a reçu une toiture en dur. À gauche, la muraille d'enceinte et la tour de la maison abbatiale, avec le ruisseau qui contourne l'ensemble. (Photo anonyme) |
Vers 1890 : Le bas-côté et l'absidiole nord. La voûte en berceau rampant est déjà partiellement effondrée ; seuls, les arcs doubleaux subsistent. L'absidiole, avec ses deux colonnes et ses chapiteaux, demeure encore debout. (Photos des archives de N.-D. des Neiges) |
Vue de la fin du XIXe siècle : Le sanctuaire, le transept et la coupole. Le bras droit du transept est déjà écroulé. On aperçoit un pan de la coupole octogonale sur trompes, ainsi que les grandes arcades du bas-côté nord. Les pierres de taille de certains piliers ont été arrachées. Remarquer les personnages debout qui donnent l'échelle. |
Jeunes moines en visite à Mazan. L'effondrement des voûtes du chevet est achevée. Seule, l'absidiole sud conserve, pour peu de temps, sa voûte en cul-de-four. L'amas des ruines atteint la mi-hauteur des fenêtres. (Photo des archives de N.-D. des Neiges) |