Le patrimoine bâti de Ruoms est
particulièrement remarquable, mais cette cité d’Ardèche
méridionale possède bien d’autres richesses mémorielles
ou matérielles qui méritent l’attention. Citons notamment
les carrières de la célèbre « pierre de Ruoms » qui ont
connu des jours de gloire à la fin du xixe siècle, avec la
construction des voies ferrées ; l’industrie textile, avec
moulinage et tissage. Dans ce bassin fertile et protégé une
longue tradition
agricole s’est aussi
développée, à
laquelle la
viticulture donne
aujourd’hui un
dynamisme
renouvelé et une
notoriété
grandissante.
C’est cependant un
tout autre visage du
patrimoine ruomsois
que nous voulons évoquer ici : la bière
de Ruoms, boisson
qui a valu au nom de cette petite ville un rayonnement
dépassant les limites nationales.
Obtenue par fermentation alcoolique d’un moût de
végétaux riches en amidon, orge, épeautre1, riz, maïs,
mangue, banane… la bière est aujourd’hui la boisson la
plus consommée au monde après le thé. Son succès
mondial, à partir du xixe siècle, doit beaucoup à la
maîtrise de la pasteurisation qui a favorisé son
exportation. Elle est aussi la plus ancienne boisson
alcoolisée connue. Son existence est attestée dès le
ive siècle av. J.-C. à Sumer, où elle était considérée comme
un élément de base de l’alimentation et dénommée pour
cette raison sikaru (pain liquide). Son origine est
probablement encore plus ancienne, car l’orge et
l’épeautre, ingrédients essentiels de sa fabrication, étaient
cultivés en Mésopotamie dès 8000 avant J.-C.
Elle était alors utilisée comme monnaie d’échange, ce qui
a largement favorisé sa dissémination et l’archéologie a
notamment révélé qu’elle était brassée2 en Provence au
ve siècle avant J.-C.
Boisson des dieux en Égypte, elle était le breuvage des
pauvres dans la Grèce antique et dans l’empire romain, les
dieux locaux lui préférant le vin, tandis qu’en Europe
centrale et septentrionale, elle avait les faveurs des
Germains et des Celtes.
Il est toutefois important de noter que la boisson consommée
jusqu’au Moyen Âge était une cervoise et non une
vraie bière, car elle était fabriquée sans un ingrédient
essentiel de cette dernière, le houblon3. Cette liane, qui
confère à nos bières amertume, saveur, arôme et clarté,
possède des vertus
désinfectantes qui
favorisent leur
conservation. Son
utilisation, le houblonnage,
résulte
des recherches de
l’abbesse allemande
Hildegarde de
Bingen4, experte
en botanique, qui
en découvrit les
propriétés au
xiie siècle.
Les brasseries vues de la rive opposée de l'Ardèche |
Avec la bière de
Ruoms, nous
parlons d’une
authentique bière moderne, qui intégrait le houblon dans
sa fabrication et bénéficiait des progrès technologiques
réalisés au xixe siècle.
La première brasserie installée à Ruoms, la brasserie « H & P », a été construite en 1876, en bord d’Ardèche et
près du pont, par Ernest Hugon, homme politique connu,
et Ernest Puaux, tous deux issus de la bourgeoisie
protestante de Vallon, ville voisine et alors quelque peu
rivale. La production était vendue sous les noms de « bière du Savel » et de « Savella ».
Dès 1879, une brasserie concurrente, la Brasserie
générale du Midi (BGM), d’obédience catholique et
financée par des ennemis politiques d’Ernest Hugon,
s’installa tout contre la précédente, à un mètre de
distance !
À cette époque les tensions religieuses étaient
particulièrement fortes et Albin Mazon pouvait écrire : « Ici, on distingue les bières à leur religion ».
Ernest Puaux, exaspéré par la vive rivalité entre les deux établissements concurrents, se retira en 1886, laissant sa
place à l’ingénieur Antoine Payan, ce qui préserva le sigle
de l’entreprise…
En 1919, « BGM » absorbait « H & P », mais les différentes
marques de bière étaient conservées ; elles étaient
produites dans les mêmes cuves mais par des équipes
distinctes.
Publicité de la brasserie Hugon & Payan |
Au cours des années 1950 la brasserie de Ruoms, très
dynamique, connut un développement important. En
1951, « BGM » absorba des brasseries locales, comme la
brasserie Fritz Lauer de Carcassonne. La bière était vendue
sous la seule marque « bière de Ruoms ».
Ensuite, l’association avec la brasserie Zénith de Marseille
créa la Compagnie générale des Brasseries (COGEBRA),
dont le siège était à
Marseille.
Les bières de Ruoms
connaissaient alors une
diffusion très large couvrant
tout le Sud de la France et
se vendaient jusqu’au
Maghreb.
Cette période glorieuse fut,
hélas, de courte durée, la
concurrence des brasseurs
géants du Nord étant
impitoyable. La COGEBRA
fut rachetée par Kanterbräu
et la brasserie de Ruoms fut
fermée en 1967.
Les bâtiments furent vendus
par lots et reconvertis en
habitations ou en locaux commerciaux dont l’aspect
actuel, très anonyme, n’évoque guère l’activité passée.
À partir du xixe siècle, les brasseurs ont pratiqué la fermentation à basse température. À Ruoms, cela signifiait que le liquide issu du brassage devait fermenter pendant une dizaine de jours dans une cave à 8°C. Avant l’introduction des machines à glace, il fallait donc utiliser la glace des mares et rivières gelées en hiver, apportée par les paysans dans des charrettes, et conserver cette glace dans une cave creusée dans le rocher. Cela ne suffisant pas, il a vite fallu faire appel à de la glace acheminée par chemin de fer depuis le Jura et la Lozère.
Publicité des brasseries BGM. |
Une machine à glace avait été installée dans les années
1890, mais ses performances étant insuffisantes, il a été
nécessaire, pendant plusieurs années, d’utiliser en
parallèle la glace naturelle hivernale.
La collecte et la manipulation de la glace ainsi que le froid
dans les caves réfrigérées créaient des conditions de
travail pénibles, comme le rappelle la note annexée à
l’album photo de F. Mundwiler, directeur technique de
l’usine de Ruoms au début du xxe siècle. Ce texte
mentionne d’autres facteurs de pénibilité en cette période
où il y avait très peu de mécanisation : la forte chaleur
près des chaudières, la manipulation du charbon et de
l’orge à la force du poignet, la poussière du grain… ; tout
cela pendant des journées de dix heures qui étaient alors
la règle.
La fermeture de la
brasserie causa un
grand traumatisme,
d’autant plus qu’elle
fut brutale et
largement
inattendue.
Le choc fut rude économiquement,
socialement et
psychologiquement.
L’usine employait
une centaine d’ouvriers,
sans compter
les saisonniers et les
nombreux emplois
générés dans l’économie
locale.
Pendant près d’un siècle le nom de Ruoms avait été associé
à la bière et avait ainsi acquis une renommée sans commune
mesure avec la taille de la cité.
Pour rebondir, celle-ci mise aujourd’hui beaucoup sur le
tourisme, pour lequel elle possède de sérieux atouts,
notamment un généreux ensoleillement, un superbe cadre
naturel et un riche patrimoine.
Beau défi à relever !
Pierre Court