Chapelle Sainte-Philomène |
Le rendez-vous avait été fixé sur l’esplanade proche de la chapelle Sainte-Philomène, petit édifice restauré avec le concours de la Sauvegarde, situé au bord de la route D 901 des Vans à Alès, à quelques kilomètres des Vans, près du carrefour de la route de Chassagnes. De là, après avoir admiré le panorama sur Chassagnes et les ruines de Cornillon, nous prenons à pied le chemin qui conduit à l’ermitage.
En cours de route, Michel Rouvière nous arrête à plusieurs reprises pour nous montrer des vestiges de constructions en pierre sèche. C’est d’abord un four à chaux, récemment remis en état à partir d’éléments restés sur place. Il correspond, nous dit Michel, au type du four domestique courant, dont l'emploi était limité, souvent unique pour fournir la chaux nécessaire pour construire un mas ou un édifice proche. Ce four est intermédiaire entre le plus simple connu, un simple trou formant poche dans un terrain en pente, dit cagaïre, qui était détruit pour récupérer la chaux et des fours à feu continu beaucoup plus élaborés. Ce four restauré est implanté dans la carrière même qui a fourni le calcaire. La dalle rocheuse proche servait pour écraser les petits blocs calcinés. Ces fours sont habituellement édifiés au plus proche de la maison, si ce n’est dans les soubassements mêmes, comme au mas de la Faïne à Vinezac.
La fabrication de la chaux, comme la cuisson des tuiles dans des fours de types proches, nécessitait une grande quantité de bois. On estime, qu’il faut, environ 6 m3 de pierre pour obtenir 1 000 kg de chaux, ce qui nécessite environ 800 à 1 000 fagots maintenant une température de 800 degrés pendant deux à trois jours, ce qui imposait la présence permanente d’un chaufournier.
Ancien four à chaux |
En écoutant Michel Rouvière devant le four à chaux |
Four à chaux de type courant |
Four à chaux |
Le terroir d’Ygrésière où nous nous trouvons est tout à fait comparable aux différents terroirs dits des Gras qui se situent en zone calcaire, sur des plateaux à une altitude moyenne de 250 m, de la base du Coiron à Lussas au nord, jusqu’à Saint-Paul-le-Jeune au sud.
La roche une fois brisée, il fallait la stocker en économisant au mieux l’espace cultivable, conquis si durement, sous forme de murs... |
La plupart de ces Gras, anciens communaux, furent défrichés après la Révolution pour créer des terres nouvelles, démarche vitale, indispensable pour nourrir la population de plus en plus importante. Pour bien comprendre la nécessité de cette conquête des terroirs difficiles, où la géologie impose d’importants travaux de dérochement, il faut savoir qu’en 1857 on comptait, par exemple, 435 habitants à Chassagnes, 2 250 à Berrias, 3 171 aux Vans, 1 424 aux Assions…
Il fallait donc d’abord rompre le rocher omniprésent. La roche une fois brisée, il fallait la stocker en économisant au mieux l’espace cultivable, conquis si durement, sous forme de murs, de pierriers (clapas) ; elle servait à construire des cabanes (capitelles), des escaliers, des citernes, à empierrer les voies d’accès.
Nous voyons ensuite un mas, dont le propriétaire, M. Évesque
est avec nous et peut donc nous renseigner sur sa construction et sur l’évolution
du paysage proche. Autour de la maison, des murs en pierre sèche de faible
hauteur forment de petits enclos qui retiennent un résidu de terre juste
suffisant pour la subsistance d’un olivier rabougri. Quelques murs plus
larges de faible hauteur, à double parement sont remplis de cailloutis.
De plan rectangulaire, posée sur la dalle rocheuse en partie excavée
et servant de carrière, les bâtisseurs ont implanté la maison
sur une importante crevasse entre deux bancs de rocher aménagés
en citerne avec un accès par la cave. Cette manière de construire
la maison sur la citerne, ou a proximité, est fréquente sur les
plateaux calcaires, sans cours d’eau ni source.
Le mas de M. Évesque (Dessin Michel Rouvière) |
La maison se décompose en deux blocs contigus
formant un plan rectangulaire. Le premier correspond à une petite
grange de plan carré, au nord est accolée une citerne ouverte
récupérant les eaux de la dalle rocheuse et du toit disparu.
Ce bloc est le plus ancien ; il est porté sur le cadastre
de 1831, sur lequel toutes les parcelles sont indiquées comme portant
de la vigne. Le deuxième bloc est plus récent. Le rez-de-chaussée
très bien voûté supporte l’étage qui
est accessible par un escalier et un palier plaqué sur le bloc
maison. L’ensemble de la maçonnerie, hourdée au mortier
de chaux, est homogène.
Ce mas est tout à fait comparable à la plupart des rares édifices
de ce type construits dans les parcelles conquises après la Révolution
sur les Gras de l’Ardèche méridionale.
Sur le chemin de l'ermitage |
Ensuite, vers 186o, le phylloxéra et les maladies du ver à soie ont entraîné ces paysans de l’extrême vers d’autres lieux de vie, malgré quelques cas de maintien. La Grande Guerre a porté un coup décisif à ce patrimoine exceptionnel. En résumé, les dernières terres mises en valeur furent les premières abandonnées.
La pierre par sa pérennité porte un témoignage essentiel sur un patrimoine remarquablement humanisé quand on prend la peine de le lire et de l’analyser. Comment ne pas le respecter et vouloir le sauvegarder ? Avec bien des difficultés, c’est ce que tentent de faire bien des associations locales ou régionales.
Nous sommes accueillis à l’ermitage par le père
Jean-François Holthof qui nous en retrace l’histoire.
Il n’est pas possible d’attribuer une date précise à la
fondation de l’ermitage. Le premier document écrit disponible date
de 1652. C’est un acte de refondation, mais il précise que les seigneurs
de Chassagnes entendent « rebâtir l’ermitage fondé par
leurs pères et détruit par les guerres de Religion ».
Cette brève mention assure cependant de l’existence d’un ermitage
au Moyen Âge. Par ailleurs l’existence de la famille des fondateurs
est attestée à partir du XIVe siècle.
L’archéologie
de son côté ne fournit pas de datation absolue avant 1750. Par contre,
une chronologie relative peut être établie, qui montre au moins
six campagnes successives de constructions. Certaines parties, dont la chapelle
primitive, peuvent être datées du Moyen Âge, mais sans qu’il
soit possible de préciser plus.
L'ermitage saint-Eugène |
Le saint patron est saint Eugène de Tolède, fêté le 15 novembre. Son hagiographie est complexe, fusionnant un martyr du IIIe siècle, compagnon de saint Denis de Paris, et un évêque wisigothique de Tolède au VIIe siècle. Ce patronage est rare en France et indique sans doute l’influence dans le diocèse d’Uzès de l’abbaye Saint-Denis de Paris, peut être à l’époque carolingienne.
Après la refondation de 1652 et diverses constructions, l’ermitage,
sans doute conçu pour abriter une des ces petites communautés
d’ermites qui florissaient aux XVIIe et
XVIIIe siècles,
a connu une succession d’ermites jusque vers 1760. Le plus célèbre
d’entre eux est le frère Hilarion, décédé sur
place à l’âge de 90 ans après plus de 60 ans de
présence à Saint-Eugène. Il fut enterré dans
la chapelle, mais sa pierre tombale a été dérobée,
sans doute vers la fin du XIXe siècle.
Bien que propriété privée, il fut vendu après la
Révolution comme bien national et acheté par une famille de Chassagnes
qui en fit une grange, mais le sauva de la destruction. Au cours du XXe siècle,
il fut revendu à une autre famille qui le dépouilla de son toit,
ce qui l’engagea dans un processus de dégradation qui semblait irréversible.
En 1956 cependant, un Dominicain, archéologue et diplomate à Rome, Félix Darsy, acheta le monument pour tester une technique nouvelle de restauration. Ses nombreux et courageux travaux sauvèrent le bâtiment de la ruine, mais aucun usage durable n’avait été trouvé. Le décès subit du père Darsy en 1967 compliqua la situation. La propriété passa d’abord à sa secrétaire, puis au neveu de celle-ci, l’actuel propriétaire, Pierre Lebreton, qui demeurant à Paris ne put empêcher une lente dégradation de l’ermitage, souvent squatté et abîmé par des personnes indésirables, dans l’indifférence des habitants voisins.
Le Père Jean-François Holthof |
Il fallut attendre l’arrivée
en 1994 d’un moine de Cîteaux, Jean-François
Holthof, à la recherche d’un site propice à la
vie érémitique, pour qu’un nouveau
projet prenne corps. Avec l’aide du propriétaire
et d’amis, l’ermitage fut rendu habitable,
pourvu d’un nouveau toit, les chapelles décorées
de fresques, un forage et une alimentation en eau réalisés.
Depuis 1995 l’eucharistie est célébrée
chaque jour à l’ermitage
et le dernier dimanche du mois d’août a lieu une rencontre œcuménique
ou inter-religieuse en plein air.
L’histoire de l’ermitage a fait l’objet d’études
approfondies, publiées en 2003 dans un ouvrage consacré aussi au
Bois de Païolive. Le succès de cet ouvrage a permis la naissance
d’une dynamique nouvelle qui conduit aujourd’hui de nombreuses personnes à étudier,
faire connaître et protéger le bois de Païolive.
Le père Holthof nous présente ensuite les très belles fresques de la chapelle, réalisées par des moines orthodoxes. Puis, profitant du très beau temps, nous nous installons pour le pique-nique sur la terrasse de l’ermitage d’où l’on jouit d’une vue exceptionnelle de l’ouest au nord.
Les fresques de la chapelle
À l’horizon, les Cévennes constituées de roches métamorphiques vieilles de 500 Ma culminent au nord avec le massif du Tanargue et à l’ouest par l’inclusion granitique du massif de la Borne, plus récent. Le piémont au relief plus doux est en grès du Trias, vieux de 245 Ma à 215 Ma. Enfin, à nos pieds, le Chassezac qui a creusé son lit dans les calcaires du Jurassique déroule ses méandres dans la riche plaine de Chassagnes où se développe une activité agricole florissante de vigne et d’arbres fruitiers sur des alluvions du tertiaire ou du quaternaire.
On remarque en rive gauche du Chassezac la butte des Assions en calcaire du Jurassique, posée sur les grès du Trias. Elle témoigne de l’intense érosion qui a modelé le paysage.
La nature géologique de ces différents terrains a des conséquences sur la végétation adaptée aux terrains siliceux ou calcaires et sur l’habitat avec ses maisons de gneiss, de granit, de grès ou de calcaire.
Rochers ruiniformes |
Notre promenade de l’après-midi se déroulera
sur des terrains datant du Jurassique supérieur,
plus précisément sur ses étages terminaux
du Kimméridgien et du Tithonien. Les nombreuses
failles qui ont bouleversé cette région ont
entraîné des fracturations qui rendent ces
calcaires particulièrement propices au développement
d’un relief Karstique dû à la dissolution
du calcaire par les eaux météoriques chargées
de gaz carbonique. Ainsi, l’on a des lapiaz, surfaces
creusées de cannelures et de rigoles, un relief
ruiniforme constitué de blocs bizarrement sculptés
séparés par des couloirs qui forment un extraordinaire
labyrinthe, enfin les eaux creusent de nombreuses grottes
et avens.
Dans ce relief remarquable se développent une flore adaptée particulièrement
riche et une faune spécifique.
On ne saurait terminer cette approche géologique sans parler du stratotype du Berriasien situé à quelques quatre kilomètres au sud de l’Ermitage, dans la vallée du Graveyron, affluent du Granzon. Un stratotype est un lieu précis où sont décrits les niveaux de référence d’un étage de sédimentation et leur composition. Pour le Berriasien, premier étage du Crétacé, qui s’est mis en place entre 135 Ma et 131 Ma, c’est une portion de la vallée du Graveyron. Actuellement, la société géologique de l’Ardèche étudie, à la demande du Conseil général, les mesures à prendre pour le préserver, car il constitue un patrimoine géologique. Actuellement, sur la quarantaine de stratotypes situés en France, seuls sept sont protégés.
Grotte de la Gleyzasse |
Après le repas, nous cheminons d’ouest en est sur un sentier qui, à partir de l’ermitage Saint-Eugène, rejoint une corniche dominant le Chassezac, but ultime de notre promenade. Le point de vue domine, d’une hauteur moyenne, une boucle de la rivière avec, sur l’autre rive, les falaises de Casteljau.
Par un passage pentu et accidenté, il est possible de rejoindre la rivière ; à une dizaine de mètres en contrebas se situe la grotte de la Gleyzasse : quelques-uns d’entre nous osèrent s’y risquer, malgré un sol humide et glissant. Après avoir suivi un rebord étroit, nous arrivons à l’entrée de la grotte.
Pour la décrire, faisons appel à Firmin BOISSIN qui en fait un des lieux historiques de son héros Jan de la Lune1 : « La Gleyzasse est une grotte longue de deux cents pieds, large de trente et haute de soixante, dont les parties supérieures se rejoignent en ogive et forment voûte, ce qui lui donne l’aspect d’une nef d’église et lui a valu son nom. Cette nef a deux ouvertures : l’une plonge en encorbellement sur le Chassezac ; l’autre débouche sur un chemin creusé dans le calcaire… » Lieu de repli et cachette provisoire pour les contre-révolutionnaires de Jalès fidèles au comte de Saillans. Grottes et abris troglodytes ont fréquemment servi d’abris aux populations pourchassées, aux bandes armées et aux clandestins ; d’ailleurs, en cette même période révolutionnaire, une grotte située en face de la Gleyzasse aurait abrité la mère de Jules de Malbosc et ses trois enfants.2
C’est sur ces méditations que nous reprîmes le chemin du retour, en direction de l’ermitage.
Le Chassezac vu de la Gleyzasse |
Texte : J. Dugrenot (Géologie), A. Fambon (La Gleyzasse), J.-F. Holthof (Histoire de l'ermitage),
M. Rouvière (Archéologie agraire)
Photographies : P. Bousquet, A. Fambon, M. Rouvière
(Visite de la Sauvegarde, novembre 2006)