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Saint-Laurent-du-Pape et le Château de Pierregourde (commune de Gilhac-et-Bruzac)

Le pont ancien sur l'Eyrieux - Les moulins du quartier du Bousquet - Le château du Bousquet - Le château de Pierregourde

Le 17 septembre à 10 heures du matin, il tombait des trombes d’eau sur Saint-Laurent-du-Pape, l’Eyrieux charriait des eaux boueuses et des troncs d’arbres... et pourtant quelques courageux réussirent à rallier le château du Bousquet, devenu notre refuge pour la matinée.
J.-L. Civat, maire de la commune et J. Dortel, adjoint, se sont joints à nous, ainsi que M. et Mme Badel, descendants de la dernière famille propriétaire des lieux.
Tout au long de la journée, Alain Fambon, Colette Véron et Alain Saint-André nous parlèrent de l’histoire de Saint-Laurent-du-Pape : le pont et les moulins, le château du Bousquet, le mandement et les ruines de Pierregourde.

Le pont ancien sur l'Eyrieux

Ancien pont

Pont partiellement détruit en 1890 (carte postale ancienne)

Contexte historique

Devis

C'est au xviiie siècle que la province de Languedoc et le pays de Vivarais décidèrent d'améliorer la grande voie de communication de Pont-Saint-Esprit à Lyon par la rive droite du Rhône ; pour cela, il restait à construire deux ponts, l'un sur l'Ardèche à Saint-Just et l'autre sur l'Eyrieux. Henri Pitot, l'ancien directeur des travaux publics de la province et inventeur du tube et de la sonde qui portent son nom, fut chargé d'établir les plans et suivre l'exécution des travaux pour les deux ponts.

Emplacement choisi pour le pont sur l'Eyrieux

Dans le devis de la construction, établi en 1755, Pitot précise que « le lit de la rivière étant extrêmement large sous Beauchastel, à l'endroit où passe actuellement le grand-chemin, nous avons remonté cette rivière pour chercher un endroit convenable pour y placer le pont : l'endroit le plus convenable et le moins écarté de la route ordinaire est un petit village ou hameau appelé le Pape, dans le terroir de Pierregourde... » ; et l'ingénieur d'ajouter qu'il sera difficile d'ancrer solidement les piles - les sondages réalisés dans le lit de la rivière jusqu'à dix-huit pieds soit six mètres de profondeur n'ayant pas trouvé le rocher - projetant de les fonder toutes sur pilotis.

Construction du pont (1756-1767)

Le pont comprend deux culées et six piles avec une petite rampe d'accès côté rive gauche, laissant le passage du canal de fuite d'un moulin situé en amont.
Sans entrer dans le détail des travaux (on peut consulter aux archives départementales de l'Ardèche le dossier coté C 105), disons que la construction fut longue et difficile : pas d'ancrage pour les piles, fortes crues interrompant les travaux (particulièrement en août et septembre 1762, la seconde crue causant la mort de deux personnes : « la rivière s'enfla en sept minutes de 16 pieds de hauteur » soit 3,30 m) et difficultés d'approvisionnement des pierres de taille nécessaires (carrières éloignées, qualité insuffisante de la roche, surcoût important d'acheminement).

Fin du rapport de réception rédigé par Pitot en 1767

Fin du rapport de réception rédigé par Pitot en 1767

La fixation des piles, comme l'avait pressenti Henri Pitot, se fit sur pilotis (pieux ou pilots) enfoncés (ou battus) au mouton jusqu'à 18 pieds soit 6 mètres de profondeur ; en 1761, pour assurer la solidité du pont en protégeant la base des piles, un radier de protection fut coulé en amont à partir d'une ligne de pilotis formant barrage : ce sont certainement les restes de ces pieux que nous avons pu voir à l'étiage en ce mois d'août 2015, démontrant que le pont actuel, construit après la destruction de l'ancien, se trouve à peu de chose près au même emplacement. En septembre 1767, Henri Pitot se rend sur les lieux pour la vérification et la réception définitive : « ce pont est un des ouvrages les plus considérables de la province ; son exécution a souffert de très grandes difficultés. Il est composé de sept grandes arches égales en plein cintre, sa longueur avec les culées est de 71 toises (142 m) et sa largeur, parapets compris, de 30 pieds (10 m). » Il précise que ce pont est de même conception que celui de Saint-Just-d'Ardèche dont la réception eut lieu en 1764.

Le xixe siècle : grandeur et décadence

restes de pilotis incorporés dans le radier de protection des piles de l'ancien pont

Vue prise en amont du pont actuel :
restes de pilotis incorporés dans le radier de protection
des piles de l'ancien pont

Ce pont majestueux fut d'une grande utilité sur cette route importante de la vallée du Rhône - elle fut route royale puis route impériale et à nouveau route royale - pendant près de soixante ans ; les fortes crues de 1790 et 1827 l'endommagèrent (bases des piles déchaussées) sans pour autant compromettre le trafic routier.
Cependant et faisant suite à ces crues, des travaux d'enrochement étaient nécessaires : ceux de 1827 ne furent pas réalisés. À cette époque, l'administration chargée des routes et des ponts avait les yeux tournés vers un franchissement plus direct entre La Voulte et Beauchastel au moyen d'un pont suspendu (le détour de 6 km devenait de plus en plus un handicap sérieux pour le commerce ; en cette période, un grand nombre d'usagers préféraient prendre le bac installé au même endroit) : les frères Seguin avaient déjà fait leur preuve par la construction de deux ponts sur le Rhône, à Tournon (1825) et Andance (1827). C'est ainsi qu'un pont suspendu à péage fut construit au-dessous de Beauchastel entre 1838 et 1840, provoquant l'abandon progressif du vieux pont d'Eyrieux ; ce dernier, délaissé (bien que gratuit), sans entretien, ne résista pas à la crue du 23 septembre 1890 : il fut emporté après 123 ans de bons et loyaux services.
Le pont suspendu de Beauchastel fut racheté en 1883 supprimant ainsi le péage sur cette partie de la RN 86. À Saint-Laurent-du-Pape, après la destruction du pont du xviiie siècle, un nouveau pont en pierre, plus moderne, fut construit à peu près au même emplacement.

Alain Fambon

Les moulins du quartier du Bousquet

La première mention évoquant un moulin à proximité de Saint-Laurent date de 1217. Un censier des rentes dues alors au seigneur de Pierregourde fait mention des enfants de Pons del moli qui payent un cens pour l'ouche (terre cultivée enclose) de Saint Laurent tandis que C. Richard y détient la moitié du moulin du seigneur.1(Texte ci-dessous)

Un peu moins de cent ans plus tard, en 1314, Jean de Leouze fait donation en bordure de l'Eyrieux d'« un emplacement pour y construire un moulin situé dans le mandement de Pierregourde à la Roche de Leouze à présent appelé molin vehl »2. Le nouveau moulin a-t-il été construit ? Si c'est le cas, il n’apparaît pas dans la documentation médiévale et il faut attendre le xvie siècle pour avoir une nouvelle mention d'un moulin en bordure de l'Eyrieux. Il apparaît sur le compoix de 1593 parmi les biens de mademoiselle de Pierregourde, sur la rive du ruisseau de Passerotte, sous le nom de moulin du Pape,3 puis moulin de Passerotte (1596).4

Cadastre napoléonien

Cadastre napoléonien avec indication de l'emplacement de deux moulins

La première mention du moulin dit du Bousquet apparaît en 1637 dans une transaction au sujet des difficultés que les habitants ont à faire moudre leurs grains dans le moulin du seigneur situé au Bousquet qui est banal et où ils ont donc obligation de moudre.
« Par laquelle transaction il a été convenu et statué, que lesd. habitans de la communauté et mandement de Pierregourde seront tenus comme ils le promettent et s'y obligent pour eux et leurs successeurs à l'avenir de moudre entièrement les grains qu'ils recueilleront dans lad. seig et communauté de Pierregourde chacun pour sa provision et la dépense de sa maison dans les moulins dud. seigneur sans qu'ils puissent les aller moudre ailleurs... Que led seigneur fera construire et édifier un autre moulin dans led. mandement de Pierregourde, dans lequel, de même que dans celui du Bousquet lesd. habitans promettent d'aller moudre. Convenu au surplus que ceux qui seront trouvés en défaut d'aller moudre ausd. moulins dud. seigneur lui payeront 25 s. tournois d'amande pour la première fois, pour la seconde 3 livres et en cas de récidive à merci de justice... ».5
À partir de cette date le moulin est bien connu, il est régulièrement arrenté et se révèle être à l'origine du développement d'un quartier artisanal et commerçant le long de son canal : en 1645 il y a moulin à huile et four, on y construit des foulons (moulin pour fouler les draps),6 en 1648 autorisation est donnée de tenir logis cabaretier à proximité,7 en 1650 on édifie des tanneries avec séchoir au troisième étage « a la fasson des tanneries de Privas »8, en 1651 l'église réformée de Pierregourde est bâtie à proximité, une boutique de forgeron est mentionnée.9

La tradition artisanale du quartier du moulin du Bousquet perdure au fil des siècles. En 1772 autorisation est donnée de prendre les eaux mettant en jeu les artifices du moulin par un long canal avec prise d'eau au lieu de Terras à 3 km en amont de Saint-Laurent.10 En 1793 sont déclarés trois moulins à farine en deux bâtiments « tournant par l'eau d'un canal d'une suite à l'autre, pouvant en faire tourner que deux à la fois », il y a aussi des moulins foulons et pressoirs à huile.11
Lors de la rédaction du cadastre napoléonien sont toujours mentionnés deux moulins (A 676 et A 729). En 1882 le premier, riverain de l'Eyrieux, est remplacé par une filature de laine, la parcelle voisine (A 677) est occupée par une teinturerie. En amont le second moulin perdure et une filerie (filature) de cocon et moulinerie (moulinage) ont été construites plus haut sur le canal.
Le moulin du quartier du Bousquet est l'un des 22 moulins ardéchois encore en fonction lors de l'enquête sur les moulins de 1933.12 Seul le moulin de Saint-Barthélemy-le-Plain a une plus grande capacité de mouture.

Notes

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Colette Véron

Le château du Bousquet

Le château du Bousquet, situé à 400 mètres de la place du village sur la route de Gilhac et Bruzac, est un élément intéressant du patrimoine communal ; façades et toitures sont inscrites à l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1975.
Son histoire commence vers 1540 quand, à l’emplacement d’un ancien cellier, Alexandre de La Marette, seigneur de Pierregourde, entreprend la construction du château dont la partie principale sera achevée en 1590. À l’époque le château de Pierregourde était déjà abandonné : la vieille société féodale avait disparu et les échanges économiques devenaient primordiaux, ils se faisaient par les vallées, d’où la nécessité de s’en rapprocher. Le Bousquet est alors érigé en seigneurie vers 1630 et il s’y fait d’importants travaux d’agrandissement (nous avons des devis en 1639 et 1641) avec la construction de la partie est ; celle-ci abrite le grand escalier qui donne sur l’extérieur par deux portes, la porte nord autrefois vers la prison et la chapelle (le côté politique), la porte sud vers le perron (le côté famille et vie sociale).

Château du Bousquet

Château du Bousquet

Le Bousquet devient cour de justice dépendant du parlement de Toulouse, mais la haute cour se trouvait à Montpellier.
En 1646, Louise de Barjac, catholique et héritière de la seigneurie, épouse le marquis de Maugiron lui-même catholique, alors que les seigneurs de Pierregourde étaient protestants jusqu’à cette date. Les Maugiron vont s’installer à Versailles au côté du roi vers 1760, le Bousquet perd alors de son importance. Le successeur des Maugiron sera le marquis de Veynes, avocat au parlement de Toulouse, qui fait partie de la noblesse éclairée et traversera la Révolution tourné vers l’avenir. C’est lui qui sera le premier maire de Valence.
La marquise de Vichet, qui vivait au château d’Hauteville, à la sortie de Saint-Laurent-du-Pape sur la route du Cheylard, grande admiratrice de Chateaubriand, lui proposa dans une de ses lettres (3 avril 1829) d’acheter le Bousquet, mais cela ne dut guère l’enchanter, car il n’en fut plus jamais question. Le château appartenait alors à la famille Bénéfice de Cheylus (depuis 1825), il passa en 1845 à la famille Meyer dont cinq générations se sont succédé au Bousquet ; c’est Jules Meyer qui, en 1885, introduisit avec succès la culture du pêcher à Saint-Laurent-du-Pape, d’où elle se diffusa ensuite dans toute la vallée et au-delà ; l’un de ses descendants, Guy Badel, habite toujours le village.
Racheté par la commune en 1994, le château est en partie loué à des associations ; la commune a gardé l’usage des deux pièces principales du rez-de-chaussée, pour des manifestations culturelles ou sociales.
Le soleil une fois revenu, nous avons pu admirer la tour et la façade sud, construites en galets de l’Eyrieux ; le toit très en pente est couvert de tuiles vernissées. On voit nettement la limite de la partie la plus ancienne (qui est aussi celle des caves situées en dessous) marquée par un alignement vertical de pierres bien taillées. Mais aucune étude archéologique du bâti n’a été effectuée et les remaniements nombreux sont difficiles à interpréter : des fenêtres sont masquées derrière un mur doublant la façade jusqu’à une corniche située plusieurs mètres sous l’assise du toit, pourquoi ce mur a-t-il été construit et quand ?...

Le château de Pierregourde

Après un casse-croûte chaleureux pris sur place, le groupe rejoint le site des ruines de Pierregourde, guidé par Alain Saint-André, grand découvreur d’archives concernant le mandement de Pierregourde.

Pierregourde

Pierregourde

Vestiges de Pierregourde

Vestiges du château de Pierregourde

Ce mandement couvrait le territoire actuel des communes de Gilhac-et-Bruzac et de Saint-Laurent-du-Pape (sauf le quartier de Royas au sud de l’Eyrieux) et dépendait pour le religieux du diocèse de Valence. Les ruines de Pierregourde, situées sur une motte rocheuse à 560 mètres d’altitude, sont d’ailleurs sur Gilhac-et-Bruzac, mais à vol d’oiseau toutes proches du Bousquet et du pont de Saint-Laurent que l’on aperçoit depuis le château. Il ne reste de celui-ci que des ruines encore spectaculaires d’où la vue s’étend côté Drôme jusqu’au Vercors et au Diois (avec le donjon de Crest et le massif des trois Becs) et côté Ardèche vers le col de l’Escrinet et le roc de Gourdon.

De la chapelle, il ne resterait qu’un linteau cassé encore visible parmi d’autres pierres taillées éparses plus bas dans la pente.

Un aqueduc amenait l’eau d’une « fontaine » jusqu’au château et à une citerne, comblée, dont l’ouverture est encore visible sur le terre-plein sommital.
Pour P.-Y.Laffont « les éléments datables conservés dans ces constructions - les ouvertures - renvoient à l’extrême fin du Moyen Âge ou au tout début de l’époque moderne... » et « l’ensemble du château semble avoir connu des aménagements considérables au xve et au xvie siècles... ».
Du bourg castral situé en contrebas subsistent quelques ruines éparses. Le château, siège du mandement, a été abandonné vers le milieu du xviie siècle pour le site plus confortable du Bousquet.
Combien d’habitants ont vécu là à partir du Moyen Âge ? Les documents indiquent une trentaine de maisons en 1347, dix-sept en 1593... En 1593, quand le compoix a été rédigé, la majorité des lieux habités se situaient sur les hauteurs, à Pierregourde et dans les hameaux voisins ; plus bas, il n’y avait que quelques hameaux encore existants (Léouzée, Brion, Autussac, etc.), premiers lieux habités, avec le Bousquet, à distance de la rivière où n’est mentionné que « le moulin du pape ». Le village actuel ne s’est donc installé le long de l’Eyrieux qu’après 1593, quand la population a quitté les hauteurs. La commune de Gilhac-et-Bruzac, incluant donc l’ancien château, n’a plus que 158 habitants et Saint-Laurent-du-Pape dix fois plus (1591).

Bibliographie

Bernard de Brion