Église Saint-Julien, aquarelle de Roger-Paul Millot, 1979 (collection de l’auteur) |
Pour son assemblée générale de 2019, la Société de Sauvegarde
des Monuments anciens de l’Ardèche avait choisi la
petite cité de Saint-Jean-de-Muzols, suivie d’une visite
inédite de ce qu’il reste des anciens hôtels particuliers de
Tournon-sur-Rhône.
À la fin du xve siècle, Tournon fut une ville assez active,
bénéficiant du trafic rhodanien, dont l’importance s’accrut
grâce aux foires de Lyon et Genève. Son trafic se bornait à
des foires annuelles qui se tenaient dans le centre-ville. Au
xvie siècle, malgré les troubles des guerres de Religion,
Tournon devint la ville la plus importante du Vivarais avec le
rôle particulier de la famille de Tournon et la fondation en
1536 du Collège. Imprimeurs et artistes donnèrent à la ville
un rayonnement intellectuel et scientifique majeur. (Cf. Patrimoine d’Ardèche, n°28, 2013)
Jusqu’au xviiie siècle, la ville était traversée uniquement par
la voie royale, dite Grande rue, seule artère de
communication de la rive droite du Rhône. Elle sillonnait,
après l’église Saint-Julien, à travers des maisons du Moyen-Âge
sur trois niveaux avec escaliers à vis, portes en accolade et
arcades. L’aristocratie et les riches familles y firent
construire des maisons nobles avec portes défensives et
tours, vitrine de leur
prospérité. Au siècle des
Lumières, les maisons
furent souvent
transformées en hôtels
particuliers. Beaucoup
disparurent, mais ceux
qui restent témoignent
de la richesse de la ville.
L’ancienne voie royale de Paris à Beaucaire arrivait par l’actuelle rue du Doux et passait devant l’hôtel de Vanosc. Celui-ci appartint au sieur Pichon, qui fit fortune comme commissaire des guerres. Il fit construire le château de la Pichonnière, au sud de la ville, où habita la famille Fesser dont une descendante fut l’égérie du célèbre peintre Jongkind. En face, se trouve l’important hôtel de La Tourrette.
La Sauvegarde avait visité en 1970 ce bel ensemble,
composé de trois maisons construites successivement
formant un grand quadrilatère. La plus ancienne se trouve
au nord, délimitée par une tour ronde, côté Rhône, qui fut
la résidence de la famille de Luc. Son ancêtre, Thomas
Arnier, avait commandé les fresques de la chapelle du
Sépulcre dans l’église Saint-Julien, où on peut voir la
représentation du donateur agenouillé. Antoinette de Luc épousa en 1632 Just-Henri de Ginestoux de La Tourrette. La
chapelle resta propriété de cette famille jusqu’à la
Révolution française.
La façade fut construite au xviiie siècle sur une partie de
l’ancien cimetière, quand celui-ci fut installé hors les murs.
On voit dans la cour intérieure la tourelle d’angle dotée
d’un escalier à vis qui desservait les appartements
richement décorés du premier étage et des petits
appartements au second étage, avec ses plafonds peints.
L’immeuble fut cédé en 1950 par le marquis de La Tourrette à la ville de Tournon.
À l’angle de l’entrée de la Grande rue, l’hôtel de Fay de Solignac avec sa tourelle constituait le poste de garde de la porte Saint-Julien ; on peut encore voir les traces de la voûte qui le reliait par une arcade à l’auberge du Lion d’Or, démolie quand la place Sevin fut agrandie au xixe siècle. Il avait appartenu aux Condamine dont une rue porte le nom.
Aujourd’hui hôtel de
charme étoilé, c'était
l’ancienne maison des
Boutaud de la Villéon,
puis de Gabriel Faure.
Nous sommes accueillis
par Madame Valérie
Antomarchi, directrice
passionnée de la maison.
Elle nous en a commenté
l’histoire et fait admirer
les jardins suspendus. La
maison appartint à
Mme de Lavilléon née de Brizon, qui maria sa fille au
vicomte Hippolyte Boutaud dont le fils prit le nom de
Boutaud de la Villéon et se maria avec la fille du comte de
Peyronnet, ministre de Charles X – ils habitèrent le château
de Châteaudouble dans la Drôme.
Nous passons devant l’ancienne cure qui donna le nom de « rue du Curé » avant la Révolution, puis devant la maison
de Mlle de Framond, qui abritait des œuvres d’art
de grande rareté.
M. du Solier était aussi propriétaire du château appelé Castelet, à la sortie du pont du Doux sur la route de Saint-Félicien, qui donne son caractère au camping du même nom. Ce castelet fut édifié lors de la construction du grand pont qui enjambe le Doux.
En remontant la rue, à l’angle droit, se trouve l’hôtel particulier de Mme Anne de Monteynard, dernière abbesse de l’abbaye cistercienne royale de Vernaison du diocèse de Valence. En 1791, elle dirigeait ce couvent, siège actuel du palais de justice de Valence. Fille de Marius de Monteynard, seigneur de la Pierre, baron de Montfrin, elle était la tante de la marquise de La Tourrette, née de Tencin. Son frère Louis-François fut ministre de la guerre. À Tournon, vivait sa nièce Louise de Monteynard, épouse de Marie-Antoine de la Rivoire, marquis de La Tourrette. La maison fut démolie et reconstruite au xixe siècle pour élargir la rue.
En descendant la Grande rue, nous arrivons à la maison qui appartenait aux Sevin. Les Sevin furent une dynastie de peintres, dont le plus célèbre fut Pierre-Paul (1650- 1710), peintre du roi Louis XIV, des Médicis, de Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin. Il eut du succès dans le style « pompes funèbres » ; on lui doit des cartons pour les funérailles d’Anne d’Autriche, reine de France, et de Gaston de Foix. La maison appartint ensuite à la famille de Lavalette de Saint-Félicien. On peut encore voir, en levant les yeux, ce qui fut une petite chapelle, qui donna son nom à la ruelle.
Une des plus imposantes maisons de la Grande rue, cet
hôtel fut dévolu par succession à Charles de Saint-Priest
de la Fouillouse, seigneur de Vernoux et de Châteauneuf-de-Vernoux ; une chapelle existait au-dessus de la cour,
elle disparut dans des travaux.
À proximité, dans l’impasse du Cheval Blanc, habitait
Louis-Octave David, un des « chauffeurs de la Drôme »,
condamné à mort et décapité à Valence en 1909.
Le baron de Monteil était propriétaire du joli château de Corsas, sur la commune de Saint-Victor. Il avait épousé Charlotte de La Tourrette et habitait cette maison, rénovée au début du xixe siècle. La propriété était entrée dans le patrimoine de la famille de La Tourrette par héritage. La maison fut occupée par Me Louis Vernet, avocat, érudit, collectionneur, héritier des livres du docteur Bonnard. Il fit don à la médiathèque de Tournon de sa bibliothèque d’environ 800 ouvrages, dont 238 concernant le Vivarais. Sa petite-fille, Mme Dubernet de Bosc, présente, a pu voir le legs de son grand-père dans le fonds que lui a présenté Mme Édith Boudard, conservatrice de la médiathèque.
Gravure de Maurice Robert (collection de l’auteur) |
Le groupe s’est ensuite rendu en dehors des murs de la
ville, franchissant la porte de Mauves, sur l’invitation de
Mme Dominique Buis ; il put ainsi visiter l’une des plus
belles maisons de la ville que les Tournonais appellent la
maison du docteur Buis, son beau-père. C’était l’ancien
couvent des Capucins, vendu comme bien national à la
Révolution, que Gabriel Deville, juge de paix, fit rénover
par Tony Garnier au xixe siècle pour le transformer en
hôtel particulier avec jardin et terrasse à balustrades.
En regagnant le centre-ville, nous sommes passés devant
le local d’Albéric Guironnet, chocolatier, fondateur de la
chocolaterie Valrhona, pour arriver à l’hôtel de La Roque.
Les La Roque donnèrent deux sous-préfets à Tournon,
Jacques-Joseph de 1813 à 1815 et son fils Gabriel de 1828 à 1830. La société de Sauvegarde avait visité le château
des Prés à Éclassan, encore propriété de la famille, il y a
quelques années. La maison fut entièrement remaniée et
abrita l’ancienne Chambre de métiers de l’Ardèche. On
remarque la façade classique, bien proportionnée, de
belle allure.
À l’angle de la rue de l’Île et de la rue Gabriel Faure, se
trouvait la maison du marquis de Satillieu. Elle était
habitée en 1790 par la marquise de Satillieu, née La
Tourrette.
On ne peut passer devant une maison de modeste allure sans rappeler le nom de son célèbre occupant, Stéphane Mallarmé qui fut nommé au collège de Tournon le 3 novembre 1863, comme professeur d’anglais. Il avait vingt et un ans. Il habita l’immeuble qui appartenait à Jeanne de Farconnet, religieuse à Versailles, de 1863 à 1865, avant de changer d’adresse pour une maison avec vue sur le Rhône au pied du château.
Construit par M. Coste,
bourgeois de la ville, son
monogramme est bien
visible sur le fer forgé du
premier étage. Il maria sa
fille Marie-Magdelaine à
Jean-Baptiste de
Farconnet, commissaire
principal des guerres dont
certains de ses enfants
furent abbés. Grâce à leur
générosité, une place
porte leur nom. Sa fille épousa en secondes noces
le général Rossi,
compatriote et ami de
Bonaparte. Le futur
empereur serait venu
dans cette maison voir son vieil ami. Le parquet garderait
encore la mémoire de ses pas de danse. Le dernier
descendant est mort sans postérité, il était moine
chartreux. Les Seignobos, de Lamastre, dont l’un fut
député et ami de Mallarmé, habitèrent cette maison.
La maison de M. Portail du Vigan a été détruite pour
créer la rue Gabriel Faure.
Le comte Ferdinand de Dienne en avait hérité par son alliance avec la famille de Clavières qui la tenait de M. de Suzeux. Au début du xixe siècle, Mme Robert de Lemps transmit cette demeure à son frère, le capitaine de Dienne. Ce dernier battait la mer pour le compte de Louis XVI. Dans les années 1800, il s’installe en Ardèche. La maison fut détruite pour abriter l’ancienne poste inaugurée en 1925.
Le souvenir du général Rampon est fort dans les mémoires des Tournonais. Deux statues ornaient la ville ; celle du général sur son cheval trône encore à l’entrée de Tournon par le pont routier qui enjambe le Rhône.
L’hôtel de Vitrolles au bord du Rhône, eau-forte |
En face du couvent des Cordeliers se trouvait l’ancienne sous-préfecture. Le dernier sous-préfet fut le marquis de Langle-Beaumanoir qui inaugura la sous-préfecture actuelle. La maison, dont on peut voir les anciennes portes Louis XV, appartenait aux Botu, famille originaire de Crémieu, connue depuis 1418. Joseph-Melchior Botu (1752-1833) épousa Cécile de Farconnet, née le 21 février 1765. Il succéda le 22 octobre 1802 à Louis Boutaud comme maire de Tournon jusqu’au 10 juillet 1805 ; Joseph de Bay lui succéda.
Nous arrivons à l’hôtel de Vitrolles au bord du Rhône, où il y avait un jardin clos, un puits profond et une écurie. Il appartenait à la famille de Bozas. Mme de Bozas, née de Pina, était aussi propriétaire d’une auberge et d’écuries qui furent démolies pour laisser passer la route. Elle n’eut qu’un seul fils, assassiné en 1798 en Sicile. Sans descendance, elle légua ses biens à son neveu le baron Guillaume de Vitrolles, ministre du roi Louis XVIII. Dans cette maison, séjourna Amélie de Vitrolles morte en « odeur de sainteté ». Depuis, ce bâtiment ou ce qu’il en reste est appelé l’hôtel de Vitrolles. Nous nous séparons devant la belle porte à double battant qui mériterait d’être restaurée.
Cette ancienne demeure est transformée en boîte de nuit : symbole des nouvelles générations ?
Jean Roquebrun