Cette modeste chapelle longuement remaniée au cours des siècles pose deux questions intéressantes auxquelles nous allons tenter d'apporter réponse : celle de la signification de son nom et celle de l'âge de la Vierge Noire qui en fait l'ornement.
Située à la sortie nord de Cornas sur la route de Tournon, Notre-Dame de la Mure a une origine incertaine. Une belle légende – mais toutes les légendes ne sont-elles pas belles ? – veut qu’elle ait été bâtie à la suite du vœu de deux bateliers naviguant sur le Rhône et en grand péril d’être noyés dans cette zone du fleuve très perturbée par son confluent avec l’Isère. Ayant prié la Vierge du Puy de les sauver, ils lui auraient fait promesse d’élever cette chapelle si elle les exauçait. De là aussi viendrait la statue de la Vierge Noire, copie de celle du Puy.
La chapelle Notre-Dame de la Mure |
Mais le nom même de la chapelle nous ramène à une époque
bien antérieure. La Mure est un toponyme fréquent (faut-il
citer les charbonnages dauphinois qui ont eu une certaine renommée ?).
Il proviendrait du terme ancien mura (cf. Pierre Charrié, dictionnaire
méridional...) « désignant des vestiges d'anciennes
constructions »1. Or la première
citation connue du site de la chapelle apparaît dans le cartulaire
de Saint-Chaffre du Monastier, cité par le docteur Francus et il
y est fait mention de la donation au monastère par le comte Geilin
au xe siècle
d’une villa dite Cornatis comportant un bâtiment vétuste
dénommé mura Flodone. Pour certains auteurs, la dénomination mura aurait
désigné des enceintes, probablement gardées, échelonnées le long
des voies romaines et où les voyageurs pouvaient trouver asile
et protection pour la nuit. L'hypothèse paraît séduisante, car
si ce nom s'est si bien maintenu en divers lieux, ce pourrait bien
être parce qu'il se réfèrerait à des édifices ayant marqué la mémoire
collective, et non à de banales ruines de bâtisses ordinaires.
Malheureusement, rien ne vient la corroborer. Néanmoins, en ce
qui nous concerne, le tracé supposé de la voie antique le long
de la rive droite du Rhône, dans la basse plaine alluviale, traverse
effectivement le quartier la Mure. D'autre part, « Autour de la
chapelle Notre-Dame de la Mure, C. Filhol a signalé des tuiles
gallo-romaines... Selon F. Bréchon, le mobilier gallo-romain se
concentre au sud de la chapelle »2.
La présence de constructions en ce lieu est donc vraisemblablement
très ancienne. Mais que reste-t-il de ces premiers bâtiments ?
Des fouilles pourraient peut-être en retrouver la trace.
On y retrouvera ultérieurement, sous les noms de Mora ou Mura,
un édifice répertorié
parmi les églises vivaraises de Saint-Chaffre dans un bref du pape
Alexandre III (1179) et dans une bulle de Clément IV (1259). Un siècle
plus tard, s’y trouvait un prieuré dépendant de celui
de Macheville. Notre-Dame
de la Mure est encore citée dans deux documents datés l’un
du xive siècle
(terrier de novembre 1312), l’autre
du xve (testament de
Salomon de Péalavigne).
De cette première chapelle romane, il ne reste vraisemblablement plus grand chose,3 car elle a subi les vicissitudes de l’histoire. Les guerres de Religion lui furent fatales. Elle aurait été détruite par les troupes de l’amiral de Coligny aux alentours de 1570 et serait restée en ruine pendant plus d’un siècle. Devenue en 1593, comme le prieuré de Macheville, dépendance du collège des jésuites du Puy, elle fut reconstruite au début du xviiie siècle, mais à nouveau victime de destruction pendant la Révolution et vendue comme bien national à un propriétaire tournonais pour le compte d’un chaufournier qui l’utilisa comme carrière de pierres, pratique malheureusement courante jusqu’à une époque récente ; l’abbaye de Mazan en est un triste exemple. Après enlèvement du toit et des portes et fenêtres, il n’en resta plus que des pans de mur. Ce n’est que vers 1820 que des réparations sommaires, entreprises par un nouveau propriétaire qui souhaitait la rendre à sa destination première, permirent d’y restaurer le culte de la Vierge. Ce petit édifice ouvert aux quatre vents perdura jusqu’en 1854, lorsqu’un mandement de carême de l’évêque de Viviers prescrivit des processions dans des lieux de pèlerinage ancien. Cédée par ses propriétaires au Conseil de Fabrique de Cornas, on y posa portes et fenêtres et on y installa un autel. Il est dit que l’ancienne Vierge Noire, « miraculeusement retrouvée », y fut alors réinstallée. La procession eut lieu et, à partir de cette date, la chapelle vit un afflux de fidèles tel qu’elle devint bientôt trop petite. Dès la fin de 1855, un projet de l’architecte Tracol de Valence fut mis en œuvre grâce au concours de nombreux bénévoles et à l’aide de généreux mécènes et la nouvelle chapelle fut inaugurée le 1er mai 1856. Mais elle n’était pas terminée et ce n’est qu’en 1865 qu’elle se vit adjoindre abside et sacristie.
Peinture ornant le fond du chœur |
Au fil des ans, dans la première moitié du xxe siècle, l’acquisition de terrains alentour permettait l’organisation de grandes fêtes attirant un nombre de plus en plus important de fidèles. À la même époque, diverses réparations furent conduites. La peinture imitant une mosaïque qui orne le fond du chœur et illustre la légende des deux bateliers fut réalisée en 1940. C’est en 1946 que la chapelle connut son heure de gloire avec le couronnement de la Vierge Noire. Cet honneur, qui avait déjà été accordé à Notre-Dame d’Ay en 1890, lui fut donné sur l’initiative de Mgr Leynaud, alors évêque d’Alger, au cours d’un pèlerinage rassemblant plus de 3 000 fidèles. Les fêtes, grandioses, durèrent trois jours. Elles étaient présidées par le nonce apostolique, Mgr Roncalli qui devait devenir, quelques années plus tard, le pape Jean XXIII.
Mais la chapelle devait à nouveau subir le poids des ans et nécessitait il y a une dizaine d’années des travaux de restauration. L’Association La Mure, créée dans les années 1970, s’est fixé cette mission. Les travaux, confiés à l’Interassociatif Fondation de Crussol, ont été réalisés par l’association de réinsertion Homme, Patrimoine et Nature spécialisée dans les chantiers de sauvegarde des sites historiques. Largement cofinancés par les deux associations, La Mure et Fondation de Crussol, ils ont également fait l’objet à deux reprises de subventions du Département avec le soutien de notre Société de Sauvegarde. 2002 a vu la restauration de la sacristie et la mise hors d’eau de la partie extérieure du chœur qui était la plus affectée. En 2003 a été faite la mise hors d’eau de la majeure partie du bâtiment qui a été achevée en 2004 avec la réfection intérieure des sols et des enduits muraux. Ainsi, si c’est un bâtiment dont la construction ne date que de la fin du xixe siècle qui a été restauré, c’est le témoin d’une longue histoire de ferveur populaire qui a été sauvegardé.
Guy Delubac
Les légendes et les traditions nous donnent à penser que des statues de
la Vierge présentes au cours de certains pèlerinages ardéchois, sont très
anciennes. Elles sont habituellement datées de la Haute époque, en l'absence
de documents écrits, et plusieurs du xiiie siècle.
Il est très important, lorsque l'on parle de dates, de distinguer si elles se
rapportent à l'édifice, au pèlerinage ou à la ou les statues.
Dans le cas de N-D. de la Mure, la statue actuelle, bien que très ancienne, porte
peu de signes stylistiques d'une appartenance à cette époque du xiiie siècle
au regard des statues connues et datées de cette époque par les documents d'archives
et les méthodes scientifiques.
À l'examen, cette statue a beaucoup de points communs avec les représentations
de la statue de N-D. du Puy-en-Velay, statue brûlée par les révolutionnaires
sur la place du Marthouret et remplacée aujourd'hui par une représentation xviiie de
celle-ci.
Deux excellents ouvrages ont étudié précisément ces diverses représentations :
-
L'ancienne statue romane de N-D. du Puy, par le Dr Paul Olivier, 1921
-
Iconographie de la Vierge Noire du Puy, par Mme F. Viallet et M.
Soulingeas, catalogue de l'exposition, en 1983, au Baptistère Saint-Jean du
Puy.
N.-D. de la Mure |
Ex-voto du musée Crozatier au Puy-en-Velay |
Ils analysent dans le détail les nombreuses reproductions connues.
Nous y lisons que l'usage des manteaux qui donnent une silhouette caractéristique à ces
représentations est apparu au xve et
xvie siècles. Les joyaux
qui paraient la statue ont varié ainsi que leur représentation, à travers les époques.
L'ampleur
et les dessins des tissus du manteau ont suivi les modes du temps et ont été repris
avec assez de détail dans les représentations peintes ou sculptées de la statue,
dont certaines sont datées avec précision.
Tout cela nous amène à penser que la statue de N-D. de la Mure, à sa période
de création, a été exécutée avec les caractéristiques appropriées à celles reproduisant
la statue du Puy. Or, pour N.-D. de la Mure, la représentation de ses joyaux
s'apparente
fort aux figurations de la fin du xviie ou
du début du xviiie. Le
dessin du tissu du manteau, avec un décor rubané en losanges et fleurs au naturel
au centre, est très voisin de celui d'un ex-voto conservé au musée Crozatier
daté du xviie siècle
et dans le style des décors des tissus de cette époque.
Il est donc raisonnable d'orienter les recherches sur cette période, en pensant
que la statue de Cornas pourrait dater de la fin du xviie ou
du début du xviiie siècle,
d'autant plus que le prieuré de Cornas dépendait, à cette époque de celui de
Macheville et donc de l'administration des pères Jésuites du Puy.
Reste une datation attribuée à M. Pierre David de l'Université de Cracovie,
qui la ferait remonter au xiiie siècle.
Ne serait-ce pas plutôt une coquille d'écriture
ou de typographie qui, comme nous l'avons constaté récemment dans une paroisse
ardéchoise, en supprimant le chiffre romain V faisait remonter au xiiie siècle
une statue de Vierge à l'Enfant manifestement du xviiie siècle ?
La fresque en imitation de mosaïque, restaurée récemment dans le chœur de la
chapelle, a été réalisée et terminée pour le 8 septembre 1940. Elle portait
il y a quelques années la mention partiellement effacée : (Mic) hel ARIS
194 (0).
Christian Caillet
Responsable de la commission d'art sacré du diocèse de Viviers