De Ruoms, « les voyageurs ne connaissent que le faubourg moderne », écrivait Albin Mazon en 18841. Ne peut-on pas en dire autant aujourd’hui ? Depuis le confortable itinéraire de contournement qui longe le tracé de l’ancienne voie ferrée de 1876, devenue la voie verte Via Ardèche, on n’aperçoit guère du centre-ville que le clocher carré de l’église romane. Le château de Chaussy, autre marqueur de la cité, est aussi désormais hors de vue.
Pour rencontrer cette belle qui se dérobe au regard du passant, nous avons consulté des auteurs qui l’ont fréquentée et sollicité le concours d’un spécialiste pour guider notre visite après l’assemblée générale du 14 avril.
Pour l’étymologiste Georges Massot2, « Ruoms » serait un composé gaulois unissant « rigos » (roi / chef) et « magos » (marché). Rigomagos serait donc le marché du chef, ce nom ayant progressivement évolué jusqu’à la forme actuelle.
Mais l’occupation humaine du site est très ancienne, antérieure même à l’arrivée des Celtes, que nous appelons Gaulois, comme le montrent les découvertes archéologiques. Les poteries et silex de la Baume Gréna couvrent une période du néolithique à l’Âge du Fer et l’oppidum et le dolmen du Bois Saint-Martin, sur la rive opposée de l’Ardèche, s’inscrivent dans un temps très voisin. En face des anciennes brasseries, la grotte sépulcrale de Peyroche a livré les restes d’une vingtaine d’individus de l’Âge du Bronze.
Le site de l’agglomération actuelle s’est révélé particulièrement riche en vestiges du ier au iiie siècle ap. JC. C’était un relais sur la grande voie romaine conduisant de la cité de Valence à celle de Nîmes par Alba, dite « Voie des Helviens » ou « d'Antonin le Pieux » car bornée en 144–145 ap. JC, dans sa traversée de l'Helvie, sous le règne de cet empereur. L’actuelle rue Nationale emprunte une partie de son tracé et le milliaire XXIII, marquant le 23e mille à partir d’Alba3 (environ 34 km) a été retrouvé près de la chapelle N.-D. des Pommiers, au pied de la tour d’enceinte abattue en 1853 pour élargir la rue. Mais il a, depuis, été perdu.
Les nombreux champs entourant la ville médiévale ont livré quantité de tesselles antiques et de mobilier gallo-romain ; un cellier contenait même des dolia encore intacts qui ont été détruits à la fin du xxe siècle pour laisser la place à des maisons, le dernier dolium4 connu ayant ainsi disparu aux environs de l’an 2000. Rêvons un instant que Ruoms aurait pu rivaliser en matière de dolia avec le musée des docks romains du Vieux-Port de Marseille.
En 988, sous l’abbatiat de saint Mayeul (964–994), un certain Seguin fit donation de « la villa appelée Rionis avec quatre églises dédiées respectivement à saint Étienne, saint Jean, sainte Marie et saint Evence »5 à l’abbaye de Cluny qui prit ainsi pied en Vivarais. Ce fut la naissance du prieuré Saint-Pierre de Ruoms qui ne disparut qu’à la Révolution.
Le prieur reconstruisit l’église Saint-Pierre, suivant un plan bénédictin, tout en édifiant progressivement son prieuré qu’il entoura d’une enceinte fortifiée au xie siècle. Le village qui se rassembla autour de lui fut entouré d’une ceinture de remparts qui engloba l’ensemble à la fin du xive siècle, pendant la guerre de Cent Ans.
Après les glorieux xiie et xiiie siècles, les malheurs de ce long conflit et son cortège de pillages s’abattirent sur Ruoms. Le prieuré connut une baisse de ses revenus et, « au début du xve siècle, prieur et moines ne résident plus »5. La crise s’accentua encore avec le régime de la commende et, « en 1690, le visiteur de Cluny trouva le prieuré ruiné et l’église en piteux état »5, ses absidioles, ses voûtes et sa coupole ayant été partiellement détruites vers le début du xviie siècle.
La Révolution et la vente des bâtiments comme biens nationaux entraînèrent la division du prieuré entre plusieurs propriétaires et la destruction de ses fortifications.
Au cours du xixe siècle, l’église fut gravement affectée par les travaux entrepris dans un but d’agrandissement. En Vivarais, la période fut d’ailleurs néfaste pour nombre d’églises.
C’est dans l’enclos du prieuré, où se trouvait l’ancien cloître, que commence notre visite, sous la conduite de Nicolas Clément, docteur en archéologie connaissant bien Ruoms de longue date. Le choix de ce point de départ témoigne de l’importance accordée à ce lieu dans l’histoire de la ville.
Chapelle N.-D. des Pommiers et, à gauche, porte en plein cintre d'un bâtiment probablement carolingien |
Après avoir brossé un tableau synthétique des périodes antérieures, notre guide en vient donc rapidement à la fondation de cet établissement par l’abbaye de Cluny qui l’avait rattaché à son prieuré conventuel de Saint-Saturnin-du-Port, aujourd’hui Pont-Saint-Esprit, et placé à la tête d’une quinzaine d’églises rurales, de Beaumont à Auriolles et de Vogüé à Courry (Gard), démembrées en sa faveur par deux évêques de Viviers.
Pour entrer dans l’enclos, nous avons franchi une porte en plein cintre, faite de calcaire de Ruoms et de tuf, vestige d’un bâtiment vraisemblablement carolingien qui était peut-être l’une des églises données par Seguin, que l’acte de donation ne localise pas précisément. Plus récente que ce bâtiment, sur lequel elle s’appuie, la chapelle N.-D. des Pommiers, classée Monument historique en 1908, daterait de la première moitié du xie siècle. L’archivolte de sa porte, au décor en dents de scie, est un remploi, de même que les deux médaillons qui le surmontent, représentant un ange et un lion ailé, symboles respectifs des évangélistes Matthieu et Marc. On peut supposer qu’à leur emplacement d’origine ils faisaient partie, avec Luc et Jean, d’un tétramorphe disparu.
Chapelle N.-D. des Pommiers |
Dans l'enclos du prieuré, on voit un pan du chevet polygonal, orné d'un triangle en appareil réticulé avec des joints en mortier rouge. |
L’intérieur est typique d’une chapelle romane : voûte en berceau, arcs de décharge latéraux et abside semi-circulaire.
Le vocable de N.-D. des Pommiers a donné lieu à de nombreuses supputations. Pour certains il rappellerait un lieu de culte dédié à Pomone, la très belle nymphe, divinité des fruits chez les Romains. Pour d’autres, il serait lié à l’emplacement de la chapelle ; adossée aux remparts, celle-ci était en effet proche du pomerium, terrain situé à leurs pieds, où il était interdit de bâtir et de cultiver. La question reste ouverte. Notons que l’on connaît au moins deux autres églises sous ce vocable, l’une à Largentière et l’autre à Beaucaire1.
Un sondage réalisé devant la porte de la chapelle a rencontré des structures antiques avec mortier à tuileau6, dont nous reparlerons.
À l’opposé de N.-D. des Pommiers, au sud de l’enclos, se trouve la grande église Saint-Pierre, classée Monument historique en 1907, dont nous voyons le mur du bas-côté nord, construit au xixe siècle, un contrefort dont la base repose sur un gros bloc gallo-romain anépigraphe et le chevet polygonal, très soigneusement bâti et orné, au-dessus de la fenêtre, d’un triangle constitué de carrés de pierre tenus dans un réseau de mortier rouge, décor typiquement vellave.
Depuis l’enclos, nous avons une vue privilégiée sur l’élément le plus spectaculaire de l’église, le clocher carré à trois étages qui surmonte la croisée du transept. Le premier étage, du xie siècle, est percé sur chaque face d’une grande baie en plein cintre, fermée pendant la guerre de Cent Ans d’un mur percé d’archères qui fut partiellement démoli par la suite, de façon peu soigneuse. Le second étage, du xiie siècle, est ajouré de baies géminées en plein cintre, reposant sur des colonnettes à chapiteaux sculptés. Au-dessus de ces baies, il est orné de bandeaux bicolores d’inspiration vellave, associant calcaire blanc et basalte noir. Le dernier étage, crénelé et portant l’horloge, a été ajouté très tardivement.
Le clocher a été restauré il y a trois ans.
Nous déplaçant à l’intérieur de l’enceinte du prieuré, nous arrivons devant la maison du prieur dont l’aspect actuel résulte d’un réaménagement de 1699. Parmi ses dépendances il y avait un puits, le seul du prieuré, encore visible aujourd’hui, et un grand four banal de plus de trois mètres de diamètre, « à cuire le pain des habitants », démoli il y a une quinzaine d’années. À part la maison prieurale, les lieux présentent un aspect assez négligé et disparate. Est-ce une conséquence de la division des bâtiments, lors de la vente des biens nationaux, entre plusieurs propriétaires privés, chacun aménageant sa parcelle à sa façon ?
Chapiteaux du premier étage du clocher |
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Sortant du prieuré par la porte Saint-Roch, du xiiie siècle, porte fortifiée en ogive qui en était le seul accès, nous arrivons sur la place de l’église. Un coup d’œil en arrière nous permet de voir, à gauche de la porte Saint-Roch, un vestige de l’enceinte du prieuré noyé dans les façades crépies d’une suite de bâtiments qui se raccordent à l’église. Celle-ci est d’ailleurs largement masquée par des constructions adventices sur ses côtés nord et est.
L’église Saint-Pierre, dont nous découvrons maintenant la façade occidentale, est un édifice en majeure partie roman qui a connu des modifications à diverses époques. Les parties romanes se reconnaissent aisément à leur construction soignée en assises régulières de pierre de Ruoms, ce fameux calcaire jurassique exploité depuis l’Antiquité.
La façade qui est devant nous a été remaniée de façon extrêmement visible. Sa partie centrale, entre deux larges contreforts plats, est romane, mais la baie d’origine a été murée de façon très voyante, lors de l’édification d’une tribune, et remplacée, au xixe siècle, par une fenêtre moderne. Quant au portail, très sobre et sans tympan, il a été inséré tardivement dans la façade. Réalisé en 1844, il comporte trois voussures retombant sur des blocs bûchés et ses colonnettes sont si mal taillées que le travail n’a pas été payé !
Le côté droit de la façade est roman dans sa partie inférieure, mais la partie supérieure, grossièrement bâtie avec un matériel hétérogène, est contemporaine de la surélévation du mur sud de l’église, effectuée dans un but défensif au moment des guerres de Religion ; ce mur est aveugle.
Le côté gauche de la façade correspond à la construction du bas-côté nord au xixe siècle. Une stèle gallo-romaine y a été insérée, portant les symboles, devenus peu lisibles, d’un forgeron : enclume, pince et marteau5, à moins que ce ne soient les attributs d'un commerçant tenant un bazar ou une quincaillerie9.
Sous la place, devant l’église, des inhumations ont été effectuées en pleine terre à l’époque carolingienne, avant l’arrivée des clunisiens.
Le long de la façade méridionale, se trouvait le cimetière médiéval, utilisé du xie au xive siècles. Douze sépultures ont été fouillées, dont l’une contenait la coquille et le ferret du bourdon d’un pèlerin. Les corps étaient entourés de blocs de pierre et recouverts d’une dalle.
Sous le cimetière médiéval, à l’angle sud-ouest de l’église, ont été découvertes deux pièces d’un complexe thermal antique (piscine et baignoire d’eau froide) dont une autre partie a été atteinte par sondage devant N.-D. des Pommiers. L’extension de ce complexe ainsi révélée témoigne de l’existence d’un centre important. On sait d’ailleurs que l’agglomération antique occupait une superficie double de celle de l’agglomération médiévale. Les vestiges de ces thermes, ayant servi de dépotoir durant le haut Moyen-Âge, ont livré des céramiques des ve et vie siècles et des déchets alimentaires.
Remplois dans les piliers de la croisée du transept |
En entrant dans l’église, le visiteur est surpris par l’obscurité et l’aspect disparate de l’édifice. La nef romane, étroite et haute, renforcée d’arcs doubleaux, n’est en effet éclairée que par la fenêtre occidentale placée au-dessus de la tribune, la grande baie méridionale du xiie siècle ayant été murée lors de la fortification de l’église signalée précédemment. Heureusement, le Père Volle, curé de la paroisse, prévenu de notre visite, nous accueille et nous offre lumière et sonorisation, nous permettant ainsi de mieux apprécier la richesse architecturale du bâtiment.
A l’angle sud-ouest de la nef, s’ouvre une chapelle gothique, l’ancienne chapelle seigneuriale de Chaussy où furent déposés pendant un an, avant d’être transportés à Avignon, les corps des deux pères jésuites assassinés à Aubenas en 1593.
La croisée du transept, coiffée d’une coupole à oculus, retient particulièrement l’attention. Ses quatre piliers massifs supportent les arcs brisés formant le carré de la croisée, dans les angles duquel quatre fines colonnettes, dont deux ont disparu, posées sur consoles, soutiennent les quatre trompes sur lesquelles repose la coupole. Dans les puissants piliers ont été insérés des remplois provenant d’édifices antérieurs, notamment des entrelacs carolingiens.
L'abside principale, polygonale, est creusée de cinq niches |
Décor entre les niches de l'abside |
L’abside polygonale, voûtée en cul-de-four, est la partie la plus ancienne (xie siècle) et la plus soignée de l’église, comme nous l’avions déjà noté de l’extérieur. Elle comporte cinq niches, dont trois sont percées de baies. Nous avions vu un autre chœur polygonal à niches dans la chapelle Saint-Sulpice de Saint-Marcel-d’Ardèche. Entre les niches, les écoinçons triangulaires supportant la voûte sont décorés de damiers de pierres blanches et noires bordées par des joints de mortier rouge. Sur la voûte, quelques vestiges de fresques romanes sont encore visibles.
Le chœur communique avec les deux absidioles par deux passages ouverts dans l’épaisseur du mur.
Une petite porte permettait de passer du croisillon nord au cloître du prieuré.
Les remparts - Porte orientale |
Angle sud-est ds remparts |
Après la visite des bâtiments religieux, nous nous regroupons devant la porte orientale de l’enceinte du xive siècle, sur la place Scipion Tourre, du nom d’un colonel de zouaves, né au château de Chaussy et mort dans un incendie à Mexico, en 1865, « victime de son courage et de son dévouement »1, en portant secours à ses hommes.
Les remparts, construits en pierre de Ruoms et galets de rivière, ont été édifiés par les moines pour protéger les habitants contre les bandes de pillards, routiers7 et tuchins8, qui sévissaient en cette période troublée. Ils forment une enceinte rectangulaire flanquée de sept tours rondes et de deux tours carrées protégeant les deux portes d’accès à l’est et à l’ouest.
Largement conservée à l’est, au sud et à l’ouest, l’enceinte a perdu une tour ronde, abattue en 1853 pour élargir une rue. Elle a subi quelques percements sauvages et la destruction des créneaux et du chemin de ronde après la Révolution et souffre de constructions parasites qui la gâtent localement.
Quant au vieux village qu’elle entoure, il a connu un moment d’abandon après la Seconde Guerre mondiale, suivi, dans les années 1950, de l’arrivée d’une population espagnole qui a aménagé à sa façon les maisons délaissées. Pareil phénomène s’est produit dans bien d’autres villes pendant la seconde moitié du xxe siècle.
Le vieux Ruoms a toutefois la chance de posséder encore beaucoup d’édifices intéressants, dont plusieurs ont bénéficié d’heureuses restaurations. Nous constatons en le parcourant la quasi-absence de constructions des xive et xve siècles, illustration de la misère engendrée par la guerre de Cent Ans.
Au début de notre déambulation, sous une pluie fine qui ne décourage personne, nous passons devant la « maison du notaire royal », demeure privée dont le seul élément d’origine est une tour Renaissance abritant un escalier en vis de Saint-Gilles. Un peu plus loin, un ensemble de maisons du xiiie siècle est regroupé autour de la place de la Paix, où se trouvait la maison des consuls, aujourd’hui disparue. Nous y voyons une boutique médiévale typique, dont l’étroite porte d’accès au logement voisine avec l’échoppe classique dont la baie en arrondi est divisée en deux moitiés, l’une de celles-ci ne s’ouvrant qu’à mi-hauteur pour l’exposition de la marchandise.
À quelques pas, à l’angle de la place, la « maison des gardes » possède une façade du xiiie siècle, avec porte en ogive et fenêtre géminée, tandis que l’autre est ornée d’une fresque Renaissance partiellement détruite, représentant le Christ porté par saint Christophe. C’est le ciel qui lui tient désormais lieu de toit.
Au sud de la place, la « maison de justice », ou prison, arbore un linteau de porte massif où sont naïvement sculptées une croix, une balance et une clef.
Échoppe médiévale Ci-contre, Tour Renaissance de la maison du notaire royal |
Notre dernière étape à l’intérieur des remparts est la « maison du baron », édifice du xvie siècle, classé Monument historique, qui appartint au seigneur de Chaussy, avant de passer, en 1659, au comte de Beauvoir du Roure. Le premier étage est orné d’une superbe fenêtre d’angle à meneaux et encadrement richement sculptés. On ne serait pas surpris d’y apercevoir Ronsard en train de scander un de ses sonnets si élégamment ciselés.
Rue des Tournelles |
Nous sortons de l’enceinte médiévale par la porte ouest, élargie et mutilée sans vergogne pour, dit-on, faciliter la circulation. Au-dessus des poutres métalliques lui servant désormais de linteau, le rempart subsistant laisse voir une ébauche d’arcade et un vestige de chemin de ronde.
Notre tour de ville se termine dans la rue des Tournelles qui longe le rempart sud, encore assez bien conservé ainsi que ses tours rondes. L’endroit est bien exposé, tourné vers des jardins, attirant. Est-ce pourquoi tant d’ouvertures ont été percées dans la muraille, accompagnées d’adjonctions malencontreuses qui gâtent l’ordonnance originelle ?
La visite de ce jour, substantiellement commentée, a permis à certains de découvrir le patrimoine historique de Ruoms et à tous d’en apprécier la grande richesse. Une richesse dont les éléments méritent amplement d’être préservés de la destruction et mis en valeur en veillant à la qualité de leur environnement. Témoignage irremplaçable de notre passé, ce patrimoine est aussi un facteur essentiel et durable du développement touristique, économique et humain de Ruoms et de sa région.
Pierre Court
(Visite de la Sauvegarde, avril 2018)