À peine sortis de Serrières côté sud par la RD 86, nous nous garons sur le parking au pied du château qui surplombe la vallée. Le passage sous la route nous permet d’arriver par un raidillon devant les grilles où nous attendent Daniel Steinbach et son frère Charles. L’histoire du lieu nous est présentée depuis le parc tracé au xviiie siècle qui peut être dit « à l’ardéchoise », là où une superbe vue nous est offerte sur le château, le barrage du Rhône, la vallée et au-delà.
Château de Peyraud |
Les liens avec ce qui sera dit plus loin sur Champagne sont étroits. Fondation des Dauphins au xie siècle, on peut noter deux destructions ultérieures, l’une avec l’appui des troupes royales aux frais de la ville de Lyon juste après le rattachement du Dauphiné à la France, l’autre au xvie siècle par les ligues catholiques du Lyonnais et du Forez. François de Fay y avait accueilli le premier synode des églises protestantes du Vivarais, du Dauphiné et du Lyonnais en 1561. Reconstruit à chaque fois puis transformé, l’aspect du château est pour l’essentiel le même depuis 1720, réalisation due à l’époque à la dernière héritière des Fay, Jeanne Marie. Plusieurs fois vendu, il appartient désormais, depuis un peu moins d’un siècle, à la famille qui a la gentillesse de nous recevoir aujourd’hui. Il se caractérise par une vaste cour à l’ouest avec ses deux grands perrons et une imposante façade à l’est avec terrasse en jardin donnant sur le Rhône. Le vestibule permet d’accéder au centre au spacieux escalier à la française avec sa rambarde en fer forgé, côté montagne à deux pièces voûtées moyenâgeuses, la plus grande correspondant à l’ancien donjon avec son cantou* et, côté Rhône, aux sept pièces de réception du xviiie siècle en enfilade de 57 mètres de long éclairées par 18 portes-fenêtres de quatre mètres de haut. Le château a toujours été habité, d’où son bon état général. Il garde de nombreux éléments d’origine : sols en pierre, terre cuite ou plancher, portes, fenêtres, cheminées, menuiseries d’intérieur, décors de staff récemment rajeunis pour les pièces sud, papier peint du début du xixe siècle pour les pièces nord. Nous quittons Peyraud pour rejoindre Champagne-sur-Rhône où Michel Faure nous attend devant l’église.
*cantou (synonyme caïre) : coin (de la cheminée, du poêle) où l'on aime s'asseoir. (D'après Claudine Fréchet, Dictionnaire du parler de l'Ardèche, Valence, Éditions et Régions, la Bouquinerie, 2005).
On pourra trouver une présentation plus détaillée de l'église de Champagne ici.
L'église Saint-Pierre de Champagne |
Bien que situé sur la rive droite du fleuve, le « Locus Champaniae », fief des sires d’Albon, était une enclave du Dauphiné en Vivarais jusqu’en 1790 et dépendait de l’archevêché de Vienne. L’église qui, à son origine, faisait vraisemblablement partie d’un prieuré rattaché à l’abbaye Saint-Barnard de Romans, a été édifiée au milieu du xiie siècle, succédant probablement à un édifice du xie. Elle est donc de la grande époque des églises romanes. Des années 1360 à 1773, les Célestins en sont propriétaires et ils n’effectuent quasiment pas de transformations architecturales. Elle conserve un caractère défensif. En 1848, l’élargissement de la route royale n° 86 amène la destruction du porche voûté, vestige de la tour accolée à la façade occidentale, mutilation dont les cicatrices resteront visibles malgré les campagnes de travaux qui suivirent à l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur. Telle que nous la voyons restaurée à ce jour, elle fait partie de la paroisse Sainte-Croix-du-Rhône (13 clochers, 8 500 habitants) et est animée par les chanoines de l’abbaye. Ces derniers ont récemment acheté et rénové la maison de la famille Desroys, en face de l’église de l’autre côté de la route, dont la fille Alix épousa Pierre de Lamartine père du poète romantique Alphonse.
La façade ouest où nous sommes nous permet ensuite de balayer les principales caractéristiques extérieures de cet ensemble roman. Toit à double pente formant un fronton triangulaire à la mode antique, frise de modillons constitués de feuilles d’acanthe et de grotesques (masques ou animaux), nombreuses ouvertures dont certaines sont devenues obsolètes après les modifications du xixe siècle, éléments sculptés encastrés dans les murs, semble-t-il au hasard, représentant têtes, masques ou quadrupèdes.
Tympan de la porte centrale |
Linteau de la porte nord |
Linteau de la porte sud |
Les trois portes dont on peut remarquer la qualité de l’appareil d’origine prenaient leur place dans le narthex antérieur. Le tympan de celle du centre représente la passion du Christ avec, à droite, son arrestation, à gauche, la comparution devant Pilate et, au centre, la crucifixion. Le linteau représente la Cène. Le linteau de la porte sud comprend l’agneau pascal et les archanges Gabriel et Michel, celui de la porte nord le Christ couronnant Pierre et Paul.
Michel Faure nous invite à faire le tour de l’édifice après la visite de l’intérieur…
Coupoles de la nef |
L’architecture intérieure est particulièrement sobre et unitaire, donnant une impression de grande solidité au bâtiment. La nef est formée d’un vaisseau central long de cinq travées, dont les coupoles font l’originalité. Les deux bas-côtés d’allure puissante sont éclairés par de grandes baies, l’abside semi-circulaire (semi-hexagonale à l’extérieur), relativement basse, s’ouvre sur le transept plus large que les travées et est entourée d’un déambulatoire, sans chapelles rayonnantes, bordé de six colonnes. Les 83 chapiteaux sont plus ou moins travaillés et représentent palmettes, oiseaux ou dragons. Quant aux chapelles hautes et aux tribunes, elles sont le témoignage du caractère militaire et défensif du bâtiment. Frère Didier de l’abbaye accompagne Michel Faure dans son exposé. Il nous détaille notamment le mobilier liturgique réalisé pour l’an 2000 par l’artiste Goudji et particulièrement l’autel surmonté d’une croix et d’une colombe, l’ambon présentant un aigle, le siège abbatial orné des armes de l’abbé actuel.
Quelques-uns des nombreux motifs encastrés dans les murs de l'église
La couverture de la nef centrale de l'église de Champagne par une file de coupoles sur trompes, disposition particulièrement originale qui ne se retrouve que sur deux autres édifices en France1, a toujours été considérée comme inspirée par celle de la cathédrale Notre-Dame du Puy. La question de son authenticité ne s'était jamais posée jusqu'à ce que Marcel Durliat publie, en 1975, une étude très détaillée de la cathédrale du Puy2 et notamment de son voûtement par une file de six coupoles. À la suite de cette publication, plusieurs auteurs, au premier rang desquels Robert Saint-Jean3, remirent en question l'origine médiévale des coupoles de Champagne, se basant notamment sur le fait que, selon Marcel Durliat, la file de coupoles qui couvre la nef de Notre-Dame du Puy serait « une création des xviie et xixe siècles ». Mais une lecture attentive du texte de Michel Durliat montre que ce n'est pas le cas, comme l'a bien précisé Laurence Cabrero-Ravel4. Les quatre premières coupoles du vaisseau central de la cathédrale du Puy sont bien d'origine romane, celles des troisième et quatrième travées ayant été seulement restaurées au xixe siècle, tandis que celles de la première et deuxième travées étaient reconstruites. Seules les coupoles des cinquième et sixième travées ont remplacé, entre la fin du Moyen-Âge et le xviie siècle, une voûte en berceau, ceci, sans doute, afin de donner à l'ensemble de la nef une apparente unité de style.
Qu'en est-il alors des coupoles de Champagne ? L'idée qu'elles ne dateraient que de l'époque moderne est maintenant abandonnée et leur origine médiévale de nouveau admise par plusieurs auteurs. C'est le cas de Laurence Cabrero-Ravel (loc. cit.) selon laquelle : « Il nous paraît donc possible d'attribuer les maladresses d'implantation des coupoles à un changement de parti du couvrement intervenu en cours de construction alors que les parties basses de la nef étaient déjà élevées ; l'adoption d'une file de coupoles sur le haut vaisseau pourrait correspondre à un souci de modernisation à l'instar des travées occidentales de la prestigieuse cathédrale du Puy. » C'est à la même conclusion qu'aboutit René Arnaud qui a réalisé de très nombreuses études sur cette église et qui notamment, dans un article de la Revue du Vivarais5 consacré l'étude des combles de l'église écrit : « le fait que ce mur [le mur ouest du transept] s'appuie sur l'extrados des deux coupoles met à mal l'hypothèse de certains auteurs qui prétendent que les coupoles de la nef de Champagne ne sont pas romanes, mais le fruit d'une restauration ultérieure. »
Paul Bousquet
Le halage (la remonte), tableau de Dubuisson, musée des mariniers de Serrières |
Nous sommes accueillis par Ingrid Pouder dans l’église Saint-Sornin qui abrite aujourd’hui le musée créé en 1909 sous l’impulsion du maire Jules Roche. Le bâtiment actuel a été construit au xive siècle sur des vestiges du xiie. Sa charpente en forme de carène de bateau renversée qui a été réalisée par des mariniers en est une des caractéristiques. La présence de ces hommes transpire partout ici, à commencer dans les décors muraux dont un représente saint Nicolas leur patron et d’autres portent le nom de grandes familles de mariniers. Autres traces : les marques sur les pierres tombales, les croix. Nous nous trouvons sur l’estrade au centre de l’édifice, un peu comme sur un bateau pour écouter comment se déroulait leur vie, rythmée par la « décize » (descente du fleuve) et la « remonte » (sa remontée), quelquefois abrégée par les différents dangers encourus. En effet ils n’étaient pas seuls sur le fleuve (coches d’eau, sorte de bateaux bus, radeliers, moulins bateaux et bacs à traille par exemple) et celui-ci n’était pas toujours tranquille (courant, affluent...), sans évoquer la vie à bord. Les marchandises transportées étaient très variées : charbon, bois, fonte, soies, châtaignes, épices, bijoux, sel… venant du nord comme du sud et parfois de très loin.
Croix des mariniers |
L’objet le plus emblématique qu’ils ont laissé est la croix des mariniers qu’ils sculptent pendant leur temps libre sur du bois échoué sur le fleuve ou acheté à la foire de Beaucaire. Elle est placée sur la barque du patron de l’équipage. Objets d’art populaire, la plupart de ses ornements témoignent de la Passion du Christ : glaive, dés, marteau, coq… L’embarcation rhodanienne qui leur est chère en occupe le sommet. Les croix de petite taille qui attirent nos regards dans les vitrines sont des sortes d’ex-voto. Ce sont les premiers bateaux à vapeur qui feront décliner vers le milieu du xixe siècle ce halage traditionnel dont le tableau, œuvre de Dubuisson, reproduit et éclairé devant la « proue » de l’estrade constitue un émouvant et bien vivant témoignage.
À peine la vidéo sur les mandulons (ossements) terminée, nous enchaînons la visite du centre historique de Serrières avec notre guide Roger Chastelus, président des amis du musée des mariniers, lequel a assuré cette tâche pour tous les groupes en alternance avec Denis Mellot, président du Syndicat d’initiative de Serrières. Le petit dépliant distribué à chacun recense les endroits visités et en donne un bref commentaire. Précisons à ce sujet que l’atelier Albert et Juliette Gleizes* se situait quelques maisons plus loin en remontant la RD 86, à l’angle de la rue de Tournon. Soulignons ensuite que de façon générale il ne reste que très peu de traces de l’histoire architecturale de la ville. Les restes du château déjà évoqué ne présentent que peu d’intérêt. À ses pieds, le quartier du Tromph attire l’attention par ses maisons anciennes dont certaines sont réhabilitées, d’autres très abîmées, la tour des Pénitents, vestige d’une ancienne chapelle, la fontaine qui a donné son nom à la place, la croix datée de 1599 et la petite rivière au caractère encore sauvage. À noter aussi les quelques belles portes cloutées de la rue de Tournon par laquelle nous avons rejoint ce quartier…
Ajoutons que nous avons eu la chance d’être accueillis de façon impromptue et avec beaucoup de gentillesse par Anne-Louise Luquet de Saint Germain dans l’atelier de Jean-Marcel Héraut et le plaisir d’assister sur les gradins du bassin de joutes à une simulation des différentes méthodes de jeux par notre guide et l’un des participants. « La bonne humeur toujours »...
Extrait du texte de Michel Faure et Yves Pézilla paru dans « Patrimoine d'Ardèche » N° 17 (bulletin trimestriel de la Société de Sauvegarde)
*NDLR : Albert Gleizes (1881-1953). Ce célèbre peintre cubiste résida quelques années, avec sa femme Juliette Roche, peintre également, à Moly Sabata, ancien relais de halage situé à Sablon, en face de Serrières. Dans les années 1926-1928, il travailla à un projet de décoration murale pour l'église de Serrières. Il fut très lié à l'aventure de Zodiaque (éditions de l'abbaye de la Pierre qui vire, connues pour leurs nombreux ouvrages sur l'art roman, dont « le Vivarais roman »).